" L’intraduisible. Deuil, mémoire, transmission " par Hélène Jugian-Perez

Par Hélène Jugian-Perez « L'intraduisible. Deuil, mémoire, transmission de Janine Altounian », Revue française de psychanalyse 5/2006 (Vol. 70), p. 1659-1664. 

Hélène Jugian-Perez « L'intraduisible. Deuil, mémoire, transmission de Janine Altounian », Revue française de psychanalyse 5/2006 (Vol. 70), p. 1659-1664. 

.“ Ne me fermez pas vos portes, fières bibliothèques, Car ce qui manquait sur vos rayons bien garnis, et dont pourtant vous aviez grand besoin, je l’apporte, Émergeant de la guerre, un livre que j’ai fait, Les mots de mon livre ne sont rien, son élan est tout, Un livre distinct, non relié au reste ni perçu par l’intellect, Mais ses latences non dites vous passionneront à chaque page.”
W. Whitman, Shut not your doors, Leaves of Grass (1867), in The Complete Poems.

En ce temps de violence dans la civilisation, violence individuelle et collective, violence faite à l’intime et à l’universel, en ce temps d’attaques noires contre la psychanalyse, l’émouvant, le courageux, le vivifiant témoignage de Janine Altounian, L’intraduisible. Deuil, mémoire, transmission, est à faire passer, séance tenante, entre toutes les mains. Ainsi, le fil serré de la lecture pourra se tisser au fil ténu de l’écriture de l’auteur et l’ouvrage ainsi travaillé pourra tenter de poursuivre l’œuvre de la Kulturarbeitet tenter de faire résistance à l’insensé, à l’innommable, au meurtre de la langue.

Ce livre, dernier d’une trilogie, après Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie. Un génocide aux déserts de l’inconscient et La survivance. Traduire le trauma collectif, se veut d’emblée geste de psychanalyse aux chercheurs analystes. Geste d’une héritière d’une transmission traumatique chez son parent survivant, geste d’une traductrice, d’une essayiste, d’une narratrice, d’une analysante, nous transmettant par l’écriture de L’intraduisible un dense et mobilisant questionnement psychanalytique relatif à la cure, à son but et aux effets psychiques et aussi politiques de celle-ci.

J. Altounian, dans ce texte dédié à son analyste, “ cherche à témoigner d’un travail analytique au long cours sous une forme particulière ”. Elle donne à nouveau voies/voix au sujet aux prises avec la mort, le génocide, au sujet stratège de la survivance :        “ J’appelle survivance, écrivait-elle, la stratégie inconsciente que les survivants d’une catastrophe collective et leurs descendants mettent réciproquement en place pour reconstruire sur pilotis les bases précaires d’une vie possible par les normalement vivants du monde où ils ont échoué. ” Mais elle offre dans ce troisième volume tout particulièrement voies/voix au sujet héritier du legs freudien, témoignant de la valeur et de la sagesse de la méthode et du travail analytiques. En effet, c’est au cœur de L’intraduisible qu’elle nous fait saisir tout l’impact de la démarche analytique, faisant de son travail d’écriture l’homologue du travail de l’analyse. Son écriture poursuit, répète, reprend le travail de l’analyse d’un sujet aux prises de L’intraduisible, tout en nous transmettant son essence même. L’intraduisible est œuvre de tissage, de tressage, de dénouage, créateur d’enveloppes, de voiles, de tiercéité. Nous pouvons alors voir textuellement se transcrire, au fil de ces pages, comment chez un héritier de survivant le travail de la cure, le travail d’écriture peut amener la scène du meurtre à s’ouvrir au tiers pour le dialogue ou le conflit, grâce à l’œuvre du transfert, de la remémoration, de la répétition, de la perlaboration, de la construction.

Dans cet ouvrage troublant, objet de plus de quinze années de travail, qui se présente d’emblée comme ouvrage d’après-coup, source et fondement des traductions-tissages-élaborations qui l’ont chronologiquement précédé et dont il est pourtant issu, l’auteur nous livre en un geste ouvrant à la sagesse son “ savoir-faire avec les restes ” de cette expérience traumatique, intraduisible, qui est celle transmise par ceux survivants, soumis à l’expérience de la terreur, de l’effacement, à l’expérience du gouffre et de l’informe. Elle nous adresse par son écriture – œuvre de traduction qui n’oublierait pas qu’elle ne recueille, ne traite, ne transmet que ce qui reste de ce qui a été perdu – comment des paroles vraies, vécues, adressées, mettant en liens, peuvent irriguer le sol désertique des premiers objets au point de transformer un empêchement à penser et à aimer en capacité d’aimer et en patrimoine précieux promoteur de travail de culture, paroles interprétantes – irriguantes et non asséchantes, rappelant ce faisant le but de la psychanalyse transmise par Freud.

C’est dans la forme et le mode de ses énoncés que l’auteur de L’intraduisible cherche à témoigner de “ ce ” qui la travaille et qu’elle travaille dans une sorte de “ pâtir en écriture ” (moyen de subjectiver, dans et par leur textualisation, des affects non exprimés et pourtant transmis), et qu’elle nous offre aussi à et pour travailler. Travail de lecture/écriture, travail de construction en après-coup, par un aller-retour d’un texte primordial et emblématique (le journal de déportation de son père – “ Tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 ” de Vahram Altounian) à de nombreux autres textes transmis. Il est le témoignage traduisant chez une héritière l’impact de ce legs initial aux données inintégrables, et la construction d’un travail qui “ consisterait à ramener le morceau de vérité historique au point du passé auquel il appartient... et à rendre un morceau perdu de l’histoire vécue ”...

Ce dernier livre reprend et actualise les réflexions antérieures concernant la transmission psychique des effets d’un trauma collectif sur les héritiers des rescapés. Il s’inscrit aussi après celui de L’écriture de Freud. Traversée traumatique et traduction, où J. Altounian, à partir de son expérience de traductrice des ouvrages du père de la psychanalyse, rappelait que “ Freud, dans son écriture, met en acte l’essence de l’expérience psychanalytique ”. Elle relevait aussi les rapports respectifs entre traduction, transmission et trauma.

L’intraduisible poursuit et rend présente à nouveau son expérience d’héritière, qui sait que, “ sans le secours d’une médiation, le Moi n’a nul accès à ceux qui vivent, sentent et pensent dans une autre langue (étrangère, meurtrie, muette) que la sienne ”. Il est l’écrit d’une femme, chercheuse inlassable, œuvre d’après-coup et sur l’après-coup, œuvre de et sur la répétition du trauma, œuvre d’écriture sur l’absence et de l’absence, œuvre du tiers et ouvrant au tiers, œuvre de remémoration, de construction, de symbolisation, œuvre sur la mémoire, œuvre sur la culture, œuvre de civilisation. Écrit fait d’allers-retours du texte ancestral à d’autres tissant par leurs incessants recoupements une chaîne symbolisante, une trame subjectivante, et dessinant les différentes étapes d’une élaboration psychique.

Dans cet ouvrage plein de finesse, elle entrelace destin tragique et Logos créateur, révélant alors un double motif de geste délivrant et instituant la vie, passant par : “ Transmettre une sagesse ” et “ Transmettre un enfant ”. De même, L’intraduisible illustre et éclaire par l’ombre tissée la force vivante du “ travail ” et du “ tiers ” à rencontrer ou à créer. Il est œuvre de connaissances témoignant et mettant en lumière la valeur subjectivante d’ “ un savoir-faire avec les restes ”. Témoignage rappelant celui de Freud qui plaça le “ travail ” de la vie de l’âme au centre de sa recherche et qui lui conféra ainsi le statut d’une valeur culturelle éminemment humanisant.

“ Transmettre une sagesse ” passe par des gestes liés au “ travail artisanal ”, évoque-t-elle tout au long de la première partie, où le récit paternel initial devient alors par le geste de la narratrice conte cruel rempli des ténèbres. Mais un conte qui enseigne aussi la ruse et la persévérance, et qui montre l’impact d’ “ Un flacon d’huile de rose ”, reste du trésor paternel qui put, pendant quelque temps, devant l’épouvante, préserver et garantir la vie. L’intraduisible devient alors hommage émouvant aux gestes des mains qui dénouent, démêlent, tressent, filent avec obstination, avec abnégation, avec bienveillance. Mains à l’ouvrage de l’invisible, nous rapportant “ Un flacon d’huile de rose ” et qui parviennent à nous faire ressentir leur force essentielle. Il est ce qui rend hommage au travail où les mains tissent et détissent, filent et défont, remaillent et démaillent, lient et délient sans fin, le fil de vie et celui de mort. L’intraduisible se donne à lire alors comme sujet et objet de reconnaissance et de gratitude envers le travail d’analyse, le travail de Psyché, le travail de mémoire, “ travail hautement précieux pour la condition humaine ”. Il montre aussi que pour les survivants les gestes des mains à l’ouvrage, mains industrieuses, discriminantes ou nourricières, témoignant à leur descendant de ce qu’ils ne pourront jamais leur dire, si elles peuvent être un “ sésame qui entrouvre le monde des vivants ”, ne peuvent faire advenir “ l’être pour la tendresse et la parole ”.

Dans “ Inhumer les restes ”, moment extrêmement poignant, l’auteur de L’intraduisible, retraversant l’écrit initial de déportation, linceul où est couché, enfoui l’innommable, démontre l’importance du travail de sépulture, travail de limites. Travail qui, en procédant à l’ensevelissement de celui anéanti, résiste à l’effacement des traces de la violence génocidaire, introduit un écart dans la scène du meurtre et sépare ainsi les morts des survivants. Mais elle montre également que le travail d’inhumation dans un contexte suscitant l’effroi nécessite pour survivre une stratégie visant à rompre les liens qui tissent les affects, et que cette entaille dans la mémoire, expulsant l’affect traumatique, évite, omet le vécu du deuil et inscrit un blanc de mémoire, mettant alors les héritiers des survivants sous l’emprise d’un empêchement à aimer. Elle témoigne également que le travail initial laissé en blanc poussera les descendants possédés par une émotion ineffaçable mais intraduisible, à devoir reprendre sans fin l’inachevable transmis dans un geste scriptural, tissant un voile sur l’ombre du néant, sur l’ “ abîme ” de ce “ là-bas ”, hors lieu du monde, absence dans la pensée, écriture du silence. “ Inscrire les restes ”, tel sera alors le travail restant à accomplir et pouvant permettre d’acquérir à l’intérieur de soi ce qui demeurait extérieur. Travail d’élaboration qui constitue une démarche fort périlleuse, nous précise l’auteur. Travail nécessitant la répétition des vécus traumatiques mais, pour que ceux-ci ne restent pas lettre morte, oblige à un transfert des vécus douloureux sur des “ récitants ”, des interprètes, dépositaires alors de ceux-ci, les enveloppant afin d’en atténuer leur charge explosive.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage : “ Transmettre un enfant ”, l’auteur souligne l’importance, la nécessité du tiers pour la préservation de la vie et sa transmission.

En revenant, et parcourant une nouvelle fois le texte paternel fondateur et en faisant appel aussi à d’autres nombreux témoignages, J. Altounian décrit ce geste salvateur : “ Confier aux tiers ce qui reste ” pour déjouer le destin funeste. Geste relevant d’une position éthique, appel à un tiers même incertain pour faire barrage à la mort certaine. De même, elle nous montre dans “ Traduire au tiers ce qui reste ”, le dernier chapitre de l’ouvrage, la nécessité pour le survivant d’ “ apprendre à se traduire dans la langue et la culture de ce tiers afin de pouvoir, en traduisant ainsi ce qui reste de son héritage, en recueillir la transmission grâce à la tiercéité que constitue cette médiation ”.

Dans cette Fin de partie de ce troisième texte, extrêmement dense, où un second extrait d’ “ Un flacon d’huile de rose ” contient le récit paternel trop renversant, c’est le geste d’une mère abandonnant son enfant aux mains d’un tiers étranger, incertain, inconnu, pour qu’il vive, qui inaugure ce second temps de l’ouvrage. Confier ce qui reste de soi, faire le don de son enfant, geste maternel bouleversant, recouvrant L’intraduisible, chargé d’amour de la vie, mais fait aussi du “ terrible des morts ”, de l’absence des disparus et, bien sûr, de la perte violente de contact du lieu d’origine. Geste gravant alors à tout jamais dans le corps psychique des survivants et des héritiers une émotion ineffaçable. C’est d’ailleurs cette émotion insistante qui tisse, file, brode l’écriture de J. Altounian et qu’elle nous transmet et qu’elle partage tout au long de son ouvrage, et qui nous saisit à la lecture des traces inscrites. Au détour d’une page, nous éprouvons soudain une inquiétante familiarité ; alors, à notre tour, nous sommes peu à peu envahis d’une joie sourdement douloureuse, remplis d’espérance mélancolie, traversés par des éclats sidérants, abattus par la honte, voués aux gémonies, emmêlés dans le revenant silence, privés d’illusions protectrices.

Dans le dernier chapitre : “ Traduire au tiers ce qui reste ”, la narratrice se fait alors traductrice de ce qui a été à tout jamais anéanti. Elle montre la nécessité pour le travail du deuil et du refoulement, et pour parler en sujet de sa propre histoire et la transmettre, du déplacement dans la langue et la culture du tiers. Elle nous communique dans le partage de cette même langue tierce les affects néantisants, qui se trouvent alors recouverts, enveloppés, contenus par l’écran des signes de la langue accueillante. L’expérience traumatique, écrit-elle, “ doit être parlée par un autre, dans la langue de cet autre, pour se constituer en héritage transmissible, en un héritage que l’on reconnaît avoir aimé ”. Elle évoque le transfert salvateur dans la langue d’adoption, langue de l’Autre, langue française, langue apprise à l’école de la République, la langue poétique, qui peut recueillir, abriter, déchiffrer, révéler, conflictualiser en son sein les traces de la violence traumatique. Son texte devient passage, Rue traversière ouvrant aux échanges, donnant voix/voies, à la Langue aux multiples résonances des mots, mots à double sens, et au sens opposé, mots originaires porteurs d’ambiguïté et de silence, mots pénétrés de mélancolie, mots adressés et reçus. Langue étrangement familière, langue interprétante qui dévoile et en même temps fait disparaître, qui dit et en même temps fait taire, qui ouvre au dialogue, qui témoigne de l’ “ amour des commencements ” et de l’ “ amour de la vérité ”.

Enfin, il me faut finalement nouer, non sans peine, le fil personnel de lecture-écriture du bel ouvrage de J. Altounian, en souhaitant que mon texte invite d’autres lecteurs à saisir et se laisser saisir à leur tour par L’intraduisible, et qu’ainsi se tisse un dénouement ouvrant à la “ tendresse empêchée ”, et qu’ainsi se crée une écriture vivante de L’absence.