Freud, judéité, lumières et romantisme

L'ouvrage rassemble les contributions d'un colloque de 1990 au Centre culturel de Cerisy, "Freud et la psychanalyse : de Goethe et des romantiques allemands à la modernité viennoise" sous la direction de H. et M. Vermorel, et d'A. Clancier, dont on connaît en outre l'activité de critique littéraire. Cette décade de Cerisy s'est attachée à établir et à préciser l'enracinement romantique de l'identité et de l' oeuvre freudienne, en l'articulant avec la judéité et le rationalisme issu des Lumières.

Par Janine Altounian : "De Wagner à Schreber : ambiguïté sémantique et pulsionnelle d’un texte antisémite".
Avec les contributions de :
Janine Altounian, Jacques Ascher, André Bourguignon, Jacquy Chemouni, Michel Due, Jean Gilibert, Jean Guillaumin, Bertrand Méheust, Bernd Nizschke, Darius Gray Ornston, Catheline Parat, Francis Pasche, Jean Rochet, René Roussillon, Henri Vermorel, Madeleine Vermorel, Pérel Wilgowicz.

Argument du colloque

La psychanalyse prend appui sur plusieurs éléments de la culture de Freud, son créateur : judéité, lumière et culture germanique. La décade propose d'explorer cette dernière dimension en relation avec les deux autres car elle a été jusqu'ici sous-estimée alors que tous les thèmes de la psychanalyse sont dans la lignée goethéenne et romantique: le rêve, l'inconscient, le refoulement, la pulsion, l'interprétation, le Moi et le double, le Witz et l'esthétique, etc... sans omettre le magnétisme animal qui sera avec l'hypnose métamorphosée, à l'origine de la pratique psychanalytique. 

La naissance de la psychanalyse sera étudiée au sein du climat spécifique de la Vienne fin de siècle, creuset de la modernité. Ces travaux réuniront des psychanalystes, des philosophes, des germanistes et des historiens d'Allemagne, Autriche, France, Grande-Bretagne, USA, etc... Ils se dérouleront en trois parties:

- la pensée gœthéenne et romantique, une des sources de la psychanalyse;
- les grands thèmes de la psychanalyse dans leur filiation romantique;
- la psychanalyse dans le creuset de la modernité viennoise.

Analyse par D. Bourdin

L'insertion de Freud dans la culture allemande, goethéenne et romantique, sort revalorisée de cet examen serré et souvent passionné. Par des voies différentes, les auteurs nous montrent que judéité et romantisme ne s'excluent pas, et qu'il y aurait également contre-sens à faire de Freud un pur rationaliste héritier de Kant, en réduisant son enthousiasme pour la Naturphilosophie de Goethe à un épisode de jeunesse. La démarche n'est pas une recherche des sources, mais l'évaluation d'éléments constitutifs de l'identité freudienne, ancrée dans les identifications aux parents et aux ancêtres, avec la transmission des idéaux et du sur-moi à travers les générations. On ne peut sous-estimer l'impact de la pensée goethéenne et romantique sur la création de la psychanalyse, et les rapports ou les conflits entre la judéité et la germanité méritent chez Freud un examen attentif. Au-delà de la recension des références romantiques dans l'oeuvre de Freud, il nous faut mentionner la réévaluation de la médecine romantique (par D. G. Ornston, de Caroline du sud), à partir de la discussion critique de la position de Bernfeld qui infléchit dans un sens rationaliste la pensée freudienne, et qui fige et durcit la conception inexacte d'une "école de Helmholtz".

On peut considérer la pensée romantique allemande comme un conteneur de l'élaboration de l'oeuvre freudienne, dans une Vienne où le problème de l'identité est au centre d'une crise culturelle - crise du langage et crise du moi, crise politique aussi - qui passe par une crise personnelle des artistes et des scientifiques ; toutes les disciplines se trouvent remises en question pour enfanter notre monde contemporain. Ainsi s'éclairent nombre de faits, jusqu'à la fin de la vie de Freud, tels son sentiment de retrouver dans le dualisme pulsionnel le principe contradictoire d'Empédocle, ou son attachement à Lamarck, moins pour la seule question de la transmission des caractères acquis (que Darwin ne récuse d'ailleurs pas de façon univoque), que pour sa propension à passer du point de vue local de la science à la perspective globale d'une philosophie naturelle même si c'est Darwin que cite Freud.
L'interprétation de la pensée freudienne est ébranlée ou remise en chantier par la prise en compte de ces données historiques : quelle place faire au mythe ? Comment peut-on rendre compte de la conception freudienne du phénomène ? Une certaine stratégie des concepts relève aux yeux de Jean Gillibert d'une mythification qui nous barre l'accès à la pensée freudienne.L'identité juive de Freud, qu'il a toujours clairement revendiquée, amène à le rapprocher d'autres juifs allemands : Scholem, Kafka - qui eux aussi, à la différence de Kraus, assument de façon caractéristique leur double appartenance. C'est aussi revenir sur l'enracinement judaïque de Freud, interroger sa lecture de Moïse et ses identifications à Moïse ou à Joseph, préciser comment sa critique de la foi religieuse n'empêche pas d'interroger la question du sacré dans son oeuvre.Il faudrait prolonger encore cette présentation pour faire droit à ce livre qui nous instruit au sens fort du terme, présente Fechner, montre les parentés entre Freud et Spinoza, met en lumière l'enracinement d'une réflexion sur la pulsion chez Goethe et Schiller, évalue l'impact de l'oeuvre de Schopenhauer, conjugue les rapports entre Freud et Nietzsche, Freud et Kafka, n'oublie ni l'antisémitisme de Wagner ni le magnétisme animal, si souvent caricaturé. Toutes ces précisions savantes et pourtant fluides - car ces pages sont à la fois denses et aisées, et nous tiennent par une sorte de charme, homogène à leur objet - aident à mieux sentir tout ce que Freud engage dans ses dialogues avec Romain Rolland, d'une part (et le rapport de Freud à la mystique et au sacré est indiqué avec insistance), avec Thomas Mann et Stefan Zweig de l'autre, sorte de reconnaissance par Freud de sa dette envers l'héritage de la pensée romantique allemande.

Table des matières

Introduction

Culture et identité freudiennes ou de Spinoza à la modernité viennoise, par Henri VERMOREL

Première Partie : De la pensée romantique à la psychanalyse

L'héritage romantique de la psychanalyse

Chapitre 1: Freud goethéen et romantique, par Henri VERMOREL

Chapitre 2: L'inconscient aujourd'hui : mythe ou phénomène?, par Jean GILLIBERT

Chapitre 3: Freud, Empédocle et le mythe du feu créateur et destructeur, par Henri VERMOREL

De la médecine et de la biologie romantiques à Freud

Chapitre 4: Freud, l'école de Helmholtz et la médecine romantique, par Darius GRAY ORNSTON

Chapitre 5: Freud, Lamarck et Darwin, par André BOURGUIGNON

Chapitre 6: Gustav-Théodor Fechner (1801-1887), par Jean ROCHET

Corps et pulsion

Chapitre 7: La pulsion de Goethe et de Schiller à Freud, par Madeleine VERMOREL

Chapitre 8: Phantasmagories du corps chez Schopenhauer, Nietzsche et Freud, par Bernd NITZSCHKE

Du magnétisme animal à la psychanalyse

Chapitre 9: Des différentes manières d'ignorer le magnétisme animal, par Bertrand MÉHEUST

Chapitre 10: Magnétisme animal et préhistoire "magnétique" de la psychanalyse, par René ROUSSILLON
 

Deuxième Partie : Judéité, germanité

Chapitre 11: Freud: quête et identité, par Jacquy CHEMOUNI

Chapitre 12: La statue et la danseuse: à propos du Moïse de Freud, par Perel WILGOWICZ

Chapitre 13: L'"affinité" judéo-allemande: Herzl, Scholem, Kafka, Freud, par Jacques ASCHER

Chapitre 14: De Wagner à Schreber: ambiguïté sémantique et pulsionnelle d'un texte antisémite, par Janine ALTOUNIAN

Chapitre 15: Freud et Wagner: à propos de la lettre de Freud à Fliess du 12 décembre 1897, par Madeleine VERMOREL
 

Troisième Partie : La quête du sacré dans la création de la psychanalyse

Chapitre 16: Ascèse et extase chez Freud, par Michael DÜE

Chapitre 17: Freud et la mystique, par Francis PASCHE

Chapitre 18: Psychanalyse et sacré, par Catherine PARAT

Chapitre 19: Le dialogue spinozien et romantique de Sigmund Freud avec Romain Rolland, par Henri VERMOREL
 

Épilogue

Chapitre 20: Les relations de Sigmund Freud et de Thomas Mann, ou la reconnaissance par Freud de sa dette envers la pensée romantique allemande, par Madeleine VERMOREL

Chapitre 21: La psychanalyse comme réponse aux désordres identitaires de la modernité post-romantiquue?, par Jean GUILLAUMIN

Bibliographie