Geneviève Delaisi de Parseval - Libération, mars 2019

Critique

La vie palimpseste de Janine Altounian

Par Geneviève Delaisi de Parseval

Dans «l’Effacement des lieux», l’essayiste et traductrice de Freud rend compte de son histoire familiale, liée au génocide arménien.

Les lecteurs du bouleversant journal de déportation du père de Janine Altounian (Vahram Altounian, âgé de 15 ans à l’époque), traduit en français il y a trente ans puis rangé dans un tiroir avant que sa fille, grande linguiste mais privée de langue et d’écriture maternelles, l’arménien, puisse accéder à ce texte, découvriront avec une fascination analogue le livre actuel, l’Effacement des lieux. Son sous-titre, «Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud» est explicite. Plusieurs lectures sont possibles. L’autobiographie d’«une traductrice de survivants aux lieux effacés», mais également d’une traductrice de Freud (dans l’équipe de Jean Laplanche) ; «écriture d’analysante» enfin qui, selon les termes de l’auteure, restitue aussi bien les effets de son travail analytique que ses réflexions sur les événements actuels ou historiques qui ont fourni le matériau de son analyse. On ne trouvera nul didactisme dans ces pages qu’on n’est pas obligé de lire dans l’ordre des chapitres.

Car c’est bien d’une écriture d’analysante qu’il s’agit, au cours d’un magnifique et surprenant palimpseste (du grec «gratté de nouveau»), à l’instar d’un parchemin déjà utilisé dont on a effacé les inscriptions pour pouvoir y écrire de nouveau (métaphore personnelle…). Un travail profondément original où «ce sont les anciens de la lignée qui libidinalisent leurs descendants» (bel exemple de néologisme analytique) : l’auteure cite, dans la même ligne associative, les travaux de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau sur la Grande Guerre, descendant de poilu lui-même, qui rappela ce qui se fit entendre des récits ou des silences de ces poilus, devenus grands-pères, sur ce qu’ils avaient vécu dans les tranchées. Loin des visions héroïques idéalisées par tous les «monuments aux morts pour la patrie».

Ainsi tout au long du livre court la même question, lancinante, déclinée selon les époques et les histoires : comment traduire – dans les deux sens du terme – un trauma collectif aux héritiers de survivants ? L’exemple emblématique concerne ceux qu’on appelle par euphémisme «les migrants» que Janine Altounian énonce ainsi : «Comment l’héritier de "survivants", "migrants" des années 20, peut-il affronter les "migrants" d’aujourd’hui ?» Ces migrants de nos jours, semblables à leurs parents des années 20, vivent les mêmes traumas de «l’arrachement à leur environnement initial, à une déportation au péril de leur vie, à un exil dans un pays d’"accueil" où ils survivent en apatrides, sans toit, sans repères culturels, en personnes expulsées du monde». A cette question l’auteure répond qu’ils ne peuvent pas les affronter… A l’exception d’une personne, telle elle-même, qui, héritière de survivant, est «condamné(e) à traduire», Freud par exemple. Un destin exceptionnel…

Geneviève Delaisi de Parseval

Janine Altounian L’Effacement des lieux PUF, 280 pp., 24 €.

Par Geneviève Delaisi de Parseval — © Libération 20 mars 2019 

 

Dans « l’Effacement des lieux », l’essayiste et traductrice de Freud rend compte de son histoire familiale, liée au génocide arménien.

Les lecteurs du bouleversant journal de déportation du père de Janine Altounian (Vahram Altounian, âgé de 14 ans à l’époque), traduit en français il y a trente ans puis rangé dans un tiroir avant que sa fille, grande linguiste mais privée de langue et d’écriture maternelles, l’arménien, puisse accéder à ce texte, découvriront avec une fascination analogue le livre actuel, l’Effacement des lieux. Son sous-titre, « Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud »  est explicite. Plusieurs lectures sont possibles. L’autobiographie d’« une traductrice de survivants aux lieux effacés », mais également d’une traductrice de Freud (dans l’équipe de Jean Laplanche) ; « écriture d’analysante » enfin qui, selon les termes de l’auteure, restitue aussi bien les effets de son travail analytique que ses réflexions sur les événements actuels ou historiques qui ont fourni le matériau de son analyse. On ne trouvera nul didactisme dans ces pages qu’on n’est pas obligé de lire dans l’ordre des chapitres.

Car c’est bien d’une écriture d’analysante qu’il s’agit, au cours d’un magnifique et surprenant palimpseste (du grec «gratté de nouveau»), à l’instar d’un parchemin déjà utilisé dont on a effacé les inscriptions pour pouvoir y écrire de nouveau (métaphore personnelle…). Un travail profondément original où «c e sont les anciens de la lignée qui libidinalisent leurs descendants » (bel exemple de néologisme analytique) : l’auteure cite, dans la même ligne associative, les travaux de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau sur la Grande Guerre, descendant de poilu lui-même, qui rappela ce qui se fit entendre des récits ou des silences de ces poilus, devenus grands-pères, sur ce qu’ils avaient vécu dans les tranchées. Loin des visions héroïques idéalisées par tous les «monuments aux morts pour la patrie».

Ainsi tout au long du livre court la même question, lancinante, déclinée selon les époques et les histoires : comment traduire – dans les deux sens du terme – un trauma collectif aux héritiers de survivants ? L’exemple emblématique concerne ceux qu’on appelle par euphémisme «l es migrants » que Janine Altounian énonce ainsi : « Comment l’héritier de "survivants", "migrants" des années 20, peut-il affronter les "migrants" d’aujourd’hui ? ». Ces migrants de nos jours, semblables à leurs parents des années 20, vivent les mêmes traumas de « l ’arrachement à leur environnement initial, à une déportation au péril de leur vie, à un exil dans un pays d’"accueil" où ils survivent en apatrides, sans toit, sans repères culturels, en personnes expulsées du monde ». A cette question l’auteure répond qu’ils ne peuvent pas les affronter… A l’exception d’une personne, telle elle-même, qui, héritière de survivant, est « condamné(e) à traduire », Freud par exempleUn destin exceptionnel…
 

Janine Altounian L’Effacement des lieux PUF, 280 pp., 24 €.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Langue: 
français