Michael Larivière - Quinzaines n°1213, avril 2019

Brèves de psy par Michael Larivière © Quinzaines n°1213 paru le 16 avril 2019

La dévastation accomplie en héritage

Janine Altounian
L’effacement des lieux
PUF, 2019, 275 p., 24 €

Soit un génocide. Les survivants, puis leurs héritiers, se demandent comment vivre avec cette destruction en eux, comment vivre avec la dévastation déjà accomplie en héritage. C’est en affrontant cette question que Janine Altounian, héritière de survivants du génocide arménien, tente de payer cette dette impayable, cette dette à rendre fou - plus on paye, plus on doit -, ce qu’elle appelle sa dette d’amour envers les « vieilles vêtues de noir » de son enfance. Dette transgénérationnelle qu’elle veut inscrire dans l’histoire du monde à travers un dialogue culturel et politique.

            Elle dit : traduire. Elle dit : « traduire les traces de la disparition d’une culture et de ses lieux afin d’en inscrire l’effacement ». Ce travail requiert plusieurs générations. Il consiste à faire passer d’un lieu où elle ne fut jamais, où elle se représente sans y être, mais un lieu qui se révèle avoir depuis toujours été présent en elle, vers le « pays d’accueil ». Cette traduction donne corps à l’expérience de ce qui avait anéanti celles et ceux dont elle est l’héritière; elle redonne corps aux cendres et aux débris pulvérisés. Il s’agit de ne pas se laisser couper le peu de souffle que l’on a quand on a hérité de ça, de cet effacement; il s’agit d’exprimer quelque chose qu’on sera la première à nommer. Il n’est pas facile de savoir comment s’en donner l’idée, par quelles métaphores s’approcher de ce qui de toute façon demeurera hors d’atteinte. Cette dette peut stupéfier.

            Janine Altounian fera d’abord traduire le « Journal de déportation » de son père Vahram. Tout son sang arrêté, elle pensera : « Traduire ce que n’ont pu dire les survivants, traduire pour hériter d’eux, traduire pour les aimer. » Traduire les « émotions indéchiffrables » de la survie. Sans vanité, sans pose, sans bouderie, sans donner le branle aux trompettes, sobrement, avec humilité, sachant que de toute façon elle restera bien loin de son compte, elle refusera toujours d’admettre que l’Histoire pourrait à ce point se jouer d’un peuple. Elle s’installera dans cette idée, en fera amèrement le tour. J’imagine qu’elle y goûtera un réconfort aride; qu’elle fera le pari que de tant d’oubli sortira un souvenir neuf, réel et arrêté sous nos yeux comme un corps ressuscité.

            Janine Altounian reprend à son compte ce que dit Giorgio Aganmben à propos des disparus de la Shoah : « Qui se charge de témoigner pour eux, sait qu’il devra témoigner de l’impossibilité de témoigner ». Elle donne à penser que c’est du silence, que l’héritier n’entend pas ce qu’il dit, qu’il ne se souvient pas, mais qu’il ne s’agit pas de prendre le ciel à témoin et de gesticuler. Que parce qu’il est seul dans cette étendue violente, l’héritier doit s’efforcer d’éclater dans le rire des disparus, de pleurer avec eux, de ne pas se taire à son tour dans des bouches sous la terre, de redevenir un enfant sur les épaules de son père. Traduire, traduire.

Langue: 
français