Mireille Fognini - Le Coq-Héron

Janine Altounian - L’effacement des lieux Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud Puf, 2019

Par Mireille Fognini - Le Coq-Héron, revue de psychanalyste.

Qu’il soit un non-émigré ou un immigré de la première, deuxième ou troisième génération, qu’il soit enfant « francisé » d’une famille d’immigrés ou bien descendant « intégré » ou non d’un peuple persécuté, qu’il soit d’Arménie ou de tant d’autres ailleurs périlleux d’y vouloir encore survivre, ou même qu’il soit convaincu d’être tout à fait d’ici en son terreau d’origine, le lecteur des ouvrages de Janine Altounian se trouve toujours ébranlé par une profonde étrange émotion. C’est une émotion qui dérange, venant du dedans de lui-même, paradoxalement à la fois proche et lointaine.

Sans doute une partie de ce que Janine Altounian remue de sa propre histoire traumatique générationnelle touche-t-elle en chacun des racines plus ou moins connues, plus ou moins visibles et nommables de la mémoire inscrite en des gènes d’expériences muettes – voire encore un peu vibrantes – de migrations plus ou moins récentes, connues, enfouies ou insues.

Son dernier ouvrage n’échappe pas à ce ressenti. L’écriture habitée de questions essentielles à l’existence humaine vient toucher l’être au plus profond. En l’accueillant avec ses photos de lieux de vie désertés, on éprouve un bien troublant espace-temps intérieur similaire à celui où nous plonge la découverte d’inconnues photos délavées de famille et d’ancêtres, ou même celle de vieux clichés des temps de la propre jeunesse de nos parents éteints et de nos surprenants états d’infans, inaccessibles à nos mémoires dicibles.

Ce qui importe ici à Janine Altounian en son cheminement de pensée, c’est bien l’intolérable malaise qu’est l’effacement des existences, la disparition manifeste de ce qui fut bâti, construit pourtant en consistance et en solide réalité, de tout ce qui fut vivant autour des témoignages de vie, de culture, de coutume, d’histoire, et de catastrophes. Les quelques photos des lieux arméniens exposées par l’ouvrage en leurs actuels visibles effondrements serrent les cœurs et agitent l’esprit. Lieux de recueillements, vestiges de vies ancestrales bafouées par des crimes génocidaires et puis laissés par des vivants à l’abandon, et livrés aux outrages et incuries du temps ; ce temps qui sait si bien user, éteindre et défaire les fragiles sentes des mémoires humaines.

Après son émouvante quête des chemins d’Arménie prolongés par ses autres déchiffrements en différents recueils autour de ses héritages directs du génocide arménien, son nouveau parcours a été intitulé L’effacement des lieux. Un fil rouge intense y palpite en effet au fond des craintes abyssales habitant cet écrit : celui d’un effacement des mémoires.

Accompagné du sous-titre Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud, cet intitulé prend ainsi toute sa dimension, puisque l’ensemble de son œuvre d’écriture s’attache à témoigner de l’ampleur du travail de compréhension psychanalytique nécessaire pour éclairer les répercussions durables de l’impact générationnel des héritages traumatiques génocidaires, exigeant, comme elle le démontre, traduction et transmission.

Ayant pour elle-même tout autant « valeur testamentaire que testimoniale » (p. 20), ce dernier recueil déploie de douloureuses interrogations sur les liens de pensées aux lieux affectés. Comment réussir à déjouer au mieux l’effacement des mémoires ? Chargée du lourd fardeau d’une dette à la survivance courageuse de sa famille rescapée du génocide de 1915, son écriture vibre ici – encore plus qu’en ses précédentes quêtes et publications – de la rémanence de souvenirs recomposés et résurgents sous la lumière d’une mémoire intragénérationnelle. Et après sa rencontre effective avec ces sites d’existences et de crimes devenus désormais vestiges, elle expose le pathétique témoignage d’une réalité assignée à de cruels émiettements.

Toutefois, il lui importe aussi d’évoquer simultanément la paradoxale contradiction entre ces incroyables possibilités de transmissions et de résiliences chez les survivants de désastres anciens – dont témoigne sa propre vie personnelle et familiale – et les conditions actuelles d’avenir si incertain pour tant de populations migrantes en totale déshérence depuis l’ingérable déferlement des crises migratoires de notre XXIe siècle. « Comment l’héritier de survivants, “migrants” des années 1920, peut-il affronter les “migrants” d’aujourd’hui ? » (p. 13).

Il faudrait que ne soit « pas exclu d’espérer que les jeunes générations puissent trouver un autre étayage que celui de leur “pays d’accueil”, actuellement défaillant, pour intégrer et inscrire leur histoire dans celle du monde » (p. 14).

Nourrie par certains moments autobiographiques qu’elle décrit en détail, sa réflexion s’articule alors en plusieurs étapes pour explorer : « comment faire le deuil de ce qui n’a plus de lieu ? » ; comment toute expérience d’effacement « appelle à sa traduction » ; comment « un héritage traumatique ne peut se subjectiver et se transmettre, que traduit » ; enfin, comment « l’héritage traduit ne s’inscrit dans le culturel et le politique que par le travail de plusieurs générations ». Car « la transmission d’un effondrement collectif après un exil violent se fait […] à l’intersection de l’histoire psychique individuelle et de l’histoire collective ».

Or, s’impose aujourd’hui un pragmatique et bien cruel constat, comme une réponse à ses observations personnelles et interrogations pourtant empreintes d’espérances : « Si les conditions sociopolitiques dont (mon témoignage) fait état n’existent plus, par quels autres moyens les pays d’accueil des migrants d’aujourd’hui pourront-ils constituer un environnement susceptible d’exercer, par l’étayage qu’ils leur offrent, une fonction réparatrice ? » (p. 247).

Quand, pour affronter une situation contemporaine où tant de nouveaux exilés en errance restent en vaine quête d’un autre accueil de vie, on se découvre réduit à l’impuissance d’une société débordée de toutes parts, on ressent combien un tel constat pèse lourdement à cette exploratrice de la mémoire, chargée de reconnaissance pour son héritage d’une migration familiale salvatrice ayant pu lui donner la vie.

Aussi tente-t-elle quand même d’insuffler encore un peu d’espoir, en ranimant le témoignage de la vieille grand-mère réfugiée, Zépur Medzbakian, proposé comme offrande, d’une autre histoire de survie toujours possible dans l’Histoire. Un témoignage qui fait ainsi l’ouverture et le final de ce requiem d’une analysante devenue dans sa vie une écrivaine traductrice de Freud, mais d’abord, aussi et encore traductrice de son propre héritage de la catastrophe familiale et collective du siècle dernier.

Née de parents survivants réfugiés bien accueillis et intégrés en France, Janine Altounian fait en effet, avec ce recueil-là et ses précédents, beaucoup plus que décrire et traduire le trauma d’une famille, d’un peuple et de l’histoire. Telle une sorte d’Antigone de nos temps, elle poursuit et parachève en ses lignes exploratrices son inlassable et vibrant tissage de suaires, dignes linceuls dont le dicible, ainsi durable, peut envelopper et relier, aux fils résurgents de ses émotions profondes, les infâmants et mortels outrages de tous ces exilés rescapés de la mort, de ces persécutés aux vies hantées par tous ces autres laissés sans sépulture et sans apaisement, étreignant depuis un siècle leurs âmes blessées de survivants du génocide arménien.

Avec L’effacement des lieux, la retraversée intergénérationnelle de Janine Altounian vient réanimer avec émotion des questions cruciales pour l’ensemble de l’humanité ; questions laissées en déréliction, sans solution de pensée depuis le début du XXe siècle, ce dont les impasses confondantes de notre histoire technocratique contemporaine témoignent aujourd’hui. 

Langue: 
français