Mireille Sardat-Desrosières - Les Lettres de la SPF, Société de psychanalyse freudienne, n°44, 2021

Destin d’une archive paternelle. Lettre ouverte à Janine Altounian
Lettres de la société de psychanalyse freudienne
© Les Lettres de la SPF, no 44, 2021, p. 157-170.

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Par Mireille Sardat-Desrosières, Psychiatre, psychanalyste et membre de la SPF.


De ton dernier livre L’Effacement des lieux c’est au sous-titre, Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud, que je me suis attachée pour t’écrire cette lettre. Ce sous-titre suffit à annoncer ton mode d’écriture d’une façon générale, et à poser d’emblée la question anthropologique de ta manière d’exister, de ton « mode d’existence », en particulier la question de savoir à quoi tu tiens, quel est ton rapport à la réalité, aux divers régimes de vérité, aux multiples types de raison. Car il ne s’agit pas seulement d’autobiographie, ni de transmission, ni de traduction à proprement parler. Ni d’intériorité, ni d’extériorité non plus. Et cependant il s’agit aussi de tout cela, simultanément. Tu dis à ta manière que l’on ne peut pas réduire la diversité du monde, comme de ton travail, à un seul territoire. Et de fait tous tes livres traduisent le caractère polyphonique de l’existence et de ses divers registres.

À mon sens ce préambule est nécessaire pour ne pas réduire ton travail à un texte de plus sur le trauma. Dès lors que tu dis être au carrefour de plusieurs disciplines, de la psychanalyse, de la littérature, du politique, de l’Histoire, il s’agit, pour te lire, pour t’entendre, de savoir se déterritorialiser à notre tour. Si je t’écris une lettre ouverte, c’est pour te « traduire », c’est-à-dire pour faire partager mon plaisir à te lire, sachant que traduire c’est aussi prendre acte de l’intraduisible : « traduire parce que c’est intraduisible1» et, de fait, répondre à mon tour à l’invite de Jean Laplanche.

Mais je souhaite aussi te proposer une lecture du manuscrit du Journal de déportation de ton père, Vahram Altounian, du point de vue de l’archive. En effet ce manuscrit me semble au cœur du lien Histoire/histoire. Ce dernier point paraît un peu hors sujet ? Bien au contraire : sans le manuscrit du père, comment les livres de sa fille auraient-ils vu le jour ? Tes livres, pour la plupart nourris d’un cahier paternel oublié au fond d’une armoire, ont produit un document d’Histoire, une archive. Archive au sens littéral de l’« archè » signant une antériorité dans le temps, d’un commencement, mais aussi « cicatrice », « trace ».

Mais, tout d’abord, une question: quel livre ne cesses-tu d’écrire ?

On écrit toujours le même livre, là est le paradoxe. Ou plus exactement on le continue… Et pourtant tu dis que tu n’écrirais plus après ce « livre testament ». Mais rien n’est jamais clos. Et ma question reste entière. Tous tes livres ne seraient-ils pas un seul et même livre, et plus précisément une seule et même « Lettre » ?
Faire cette hypothèse implique de préciser que, du fait de l’Histoire, ici celle du génocide arménien, ta « Lettre » procède d’une temporalité gelée, où destinataires et expéditeurs, à savoir toi et tes ascendants, seraient substituables les uns aux autres, en charge les uns des autres. De fait il me semble percevoir dans tes livres à la fois ta contribution à la « vocation d’outre-tombe à témoigner » de ton père, lorsqu’il rédige son Journal de déportation, en même temps que ta volonté de « dégeler » les mots de ta propre histoire2".

Face au Journal paternel, devant ce cahier que tu dis « orphelin lui aussi », face à ce témoignage dont il fallait te charger, tu dis avoir eu peur de ce « manuscrit sans assignataire ». C’est cette qualification, « sans assignataire », qui, en regard, a suscité chez moi de la perplexité, et toujours la même question, quoique posée sous un autre angle : quel livre ne cesse d’écrire Janine Altounian ? L’absence d’assignataire – je limiterai ce terme d’assignataire à sa définition juridique – signifie en somme qu’il n’y a personne pour faire les comptes, personne à qui donner un rendez-vous pour répartir les dettes, estimer les dommages. Aucune assignation à témoigner n’est possible, au moment de la rédaction de ce manuscrit. En un mot il n’y a pas d’Autre. Pas encore. Autrement dit : que faire du manuscrit du père, comment en hériter ? Comment pouvais-tu l’acquérir, sinon en écrivant un texte, des textes, pas encore une « lettre », en écho à ce qui n’était pas encore une lettre du père non plus, mais seulement un manuscrit que je dirais inhabité par défaut d’assignataire.

À mon sens, par le fait même de l’écriture de tes livres, peu à peu « adressés », au fil des ans, tu as rétabli en retour un processus d’interlocution. La transmission paternelle interrompue par la mise en souffrance de cette assignation espérée est alors l’objet d’une restauration par tes soins. Tu reprends en somme le trajet interrompu de ton père, Vahram Altounian, lorsque, dans un premier temps, tu fais traduire le Journal puis milites pour sa publication.

Dans le même mouvement tu tisses autour de lui, par ton écriture, le matériau nécessaire pour suppléer au défaut d’assignataire du manuscrit de ton père. Du fait de ton travail de reprise – « reprise » que l’on peut entendre aussi au sens du « ravaudage » d’un tissu déchiré –, le manuscrit « sans assignataire » de ton père a changé de catégorie. Ce faisant le Journal a trouvé, sinon des assignataires, du moins de nombreux destinataires qui sauront répondre de l’assignation mise en souffrance.
À commencer par sa fille, par toi.

La temporalité est bousculée… Lorsque tu permets au Journal paternel de recouvrer « sa vocation d’outre-tombe à témoigner », tu participes ainsi dans le même mouvement, grâce à l’écrit de ton père, et certes à son insu, à la « reconstruction psychique » de ton monde.

Tu reconstitues, me semble-t-il, un manuscrit abandonné quand, par l’écriture de tes propres textes, par ton travail d’enveloppement, tu recomposes le texte de ton père et, d’une « météorite tombée d’une autre planète », tu fais un document, une archive.

À un manuscrit « inerte, seul, muet » des destinataires ont été trouvés : une Lettre qui s’origine du manuscrit du père en est advenue.

Mais ce faisant, si tant est que l’on puisse parler du Journal comme Lettre du père, et sans qu’on puisse véritablement distinguer où commence l’engendrement des mots de l’un par ceux de l’autre, tes livres me semblent tisser peu à peu une « Lettre » à tes ascendants, entraînant ce que j’ai envie d’appeler une sorte de transmutation du manuscrit qui, de « seul et muet », devient à son tour « Lettre », cette fois lettre du père, puisque, par ton fait, adressée.

De fait la portée du manuscrit est devenue résolument nouvelle, inespérée.

Peut-être peut-on voir là, chez l’un comme chez l’autre, l’effet d’une exceptionnelle capacité de survie qui s’exprime ici par la fabrication d’une œuvre commune, par la production d’un document d’histoire, d’une archive.

Mais le manuscrit était là, héritage exigeant son dû. Hériter est un travail, et comme tu le soulignes avec la citation de Goethe souvent reprise par Freud :

« Ce que tu as hérité de tes pères, / acquiers-le afin de le posséder. / Ce qu’on n’utilise pas est un pesant fardeau3».

Je veux revenir maintenant à ce que tu as fait de cet héritage, plus précisément à ton dernier livre, L’Effacement des lieux, et d’abord à son sous-titre.

Ce que j’y entends c’est « analysante », « héritière de survivants » et « traductrice ». De fait tu constates souvent n’appartenir à aucune discipline, tu dis être « à l’intersection de l’Histoire, de la littérature et de la psychanalyse ». Tu ajoutes parfois : « et du politique ». Dit autrement : tu te joues des frontières de genre. Tu n’es, à proprement parler, ni historienne, ni écrivain, ni analyste. On ne peut pas te situer. Et tenter de le faire serait, pour reprendre une expression de Michel Foucault, obéir à une morale d’état civil.

On pourrait croire que ce que tu racontes c’est ton histoire avec ton père, avec le manuscrit de ton père, ou avec l’Arménie, ou avec l’Histoire, avec un grand H., ou bien encore avec l’équipe de traduction des œuvres de Freud ?

Un peu, il y a un peu de ça…

Mais en fait ce que tu racontes d’abord c’est ton histoire avec la démocratie. Car pour toi, je résume, pas d’intégration possible des étrangers sans démocratie, et en particulier sans une école de la république pensée par toi comme mère « suffisamment bonne ». Dans ton équation personnelle je soulignerai donc le politique. Et je dirais que ce qui fait tenir ensemble ces éléments Histoire, psychanalyse, littérature, et le politique, chez toi, c’est l’écriture, ou plus exactement ton mode d’écriture, tel un écho au mode d’existence qui fait ta singularité. Un mode d’écriture issu, en particulier, à la fois de la cure analytique, de ta lecture de l’Histoire et du politique, et de ton travail de traductrice de l’œuvre de Freud. Ton mode d’écriture permet la coexistence pacifique de chacun de ces termes et sait rassembler des mondes habituellement désolidarisés, dissociés.

De fait traduire/interpréter/subjectiver/témoigner/transmettre, cette séquence infuse dans tout ton travail, dans chaque mot.

S’impose à moi la vision d’un carrefour démultiplié, celui de l’intersection Histoire, politique, culture, littérature, psychanalyse, où chaque élément de la composition ainsi créée procède inextricablement du précédent comme du suivant, sans qu’aucun privilège des uns ou des autres, aucune hégémonie n’en vienne rompre l’équilibre.

On ne saurait trop insister sur les affinités de la psychanalyse et de la démocratie. Ce qui me suggère de poser la question suivante, je te le demande en aparté : le recul de l’intégration que tu déplores ne va-t-il pas de pair avec celui de la démocratie, comme avec l’affadissement d’une certaine psychanalyse4?

Je veux me tourner maintenant plus particulièrement vers ces vieux couples Histoire/littérature d’une part, littérature/psychanalyse d’autre part, dont les relations ont déjà été beaucoup racontées.

À ces vieux couples tu as offert une rencontre inhabituelle, du moins pour ce qui concerne l’Histoire et la psychanalyse. Leurs rapports restent encore frileux… L’historien, selon Patrick Boucheron, a longtemps « manqué » la psychanalyse. Dans son livre, Faire profession d’historien, il écrit : « […] la discipline historique ne s’est jamais sérieusement confrontée à ce qui demeure, quoi qu’on en pense, la principale révolution cognitive du siècle passé ». De fait, « en manquant la psychanalyse, l’historien réussit à sauver l’intégrité de sa discipline5».

Écrire en « témoin » de l’Histoire, comme de sa propre histoire, on le sait, participe aussi d’un travail d’« analysante ». Au fond si l’historien, comme le psychanalyste, est celui qui permet la restitution d’une voix, alors entre historiens et psychanalystes la frilosité n’est plus de mise.

De surcroît, grâce au courant de la microhistoire, il est possible d’argumenter encore davantage en faveur d’un dialogue entre Histoire et psychanalyse, et cela en prenant appui sur des documents tels que le Journal de ton père. À condition, bien sûr, que ce document ait été pris dans un travail de « traduction » au sens large. Et ta « traduction », d’évidence, sait en restituer la voix.

Une autre question pourrait être la suivante : peut-on rapprocher ton mode d’écriture de ce que l’historien Pierre Nora a nommé l’ego-histoire6, autre façon de faire de l’histoire ? Ne pas rester « hors sol », telle est l’exigence à l’origine de ce courant historiographique. Il s’agit, écrit-il, d’« expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a vécue et l’histoire qui vous a fait ». Si l’ego-histoire est une tentative des historiens pour se faire les historiens d’eux-mêmes, pourrait-on parler aussi d’ego-histoire à propos de ton travail, du fait de ton écriture d’analysante ? En effet ce que tu appelles ton écriture d’analysante est une écriture qui restitue aussi bien les effets du travail analytique au cours de la cure que les « réflexions sur les événements actuels ou historiques qui ont fourni le matériau porté en analyse. Il s’agit donc d’une écriture testimoniale d’un certain type ».

Assurément tu renouvelles ainsi le lien petite histoire / grande Histoire.

Sans pour autant s’éloigner de la question du rapport que tu entretiens avec l’Histoire, et si l’on accorde au travail de l’historien une part de « traduction » des événements, je voudrais évoquer maintenant ton rapport à la traduction, bien au-delà de ton travail de traductrice de Freud.

La traduction, ton outil d’origine – une sorte de couteau suisse ? – t’accompagne partout dans tes livres, et pourrait peut-être qualifier ton mode d’écriture, en tout cas ton mode d’existence ?

En filigrane, dans tes textes, passe en effet l’idée que tout est toujours affaire de traduction. Ou, dit autrement, si je reprends la fameuse formule de Laplanche « tout n’est pas sexuel, mais il y a du sexuel dans tout », serais-tu d’accord avec l’idée que tout n’est pas traduction mais qu’il y a de la traduction dans tout ?

Laplanche a longuement parlé de « pulsion de traduction ». Sa « théorie traductive » en appelle en particulier à la traduction des messages dits « énigmatiques » venus de l’adulte. Inspiré par un texte de Benjamin, « La tâche du traducteur7», Jean Laplanche érigeait en impératif catégorique : « Tu dois traduire parce que c’est intraduisible8. » « Traduire l’intraduisible », c’est aussi pour toi l’objet d’un « rendez-vous secret » entre ton père et toi. En effet la prise d’otages de septembre 1981, lors de l’attaque du Consulat de Turquie à Paris, destinée à rompre le silence sur le génocide arménien réveillera alors chez toi le souvenir du récit paternel d’un acte révolutionnaire arménien de 1896, la prise de la banque Ottomane à Constantinople. Cette superposition des deux événements confirmerait le « rendez vous secret » évoqué par W. Benjamin dans son texte Sur le concept d’histoire : « N’y a-t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons l’oreille un écho de celles rendues muettes désormais ? » et « S’il en est ainsi alors il existe un rendez-vous secret entre les générations précédentes et la nôtre »9. Pour toi s’ouvre alors la voie vers la publication de la traduction du manuscrit paternel.

J. Laplanche ajoutait que tout texte est traduction originaire de quelque chose. Et, de fait, tu écris sur l’intraduisible du trauma, sur la nécessité de « traduire le matériau psychique écrasant hérité du passé traumatique », de traduire d’abord les messages énigmatiques reçus au travers des corps, et des affects.

Autrement dit, d’un point de vue traductif, il s’agit pour toi de transformer, modifier, de « donner une forme à l’informe ». Tu évoques un univers archaïque qui parvient sans mots jusqu’à leurs héritiers, et « qui se vit alors par eux comme une matrice engloutissante et informe ayant pour seule vocation de les nourrir, les vêtir et les protéger. L’écriture peut néanmoins opérer un déplacement de ce rapport ambigu à des attachements étouffants en les dégageant, peu à peu, de la gangue de sensations où ils étaient enterrés, à vrai dire enterrés vivants ». Ainsi « ceux des héritiers qui peuvent écrire à partir de cette expérience source recourent-ils à l’écriture afin de se constituer, à l’extérieur de cette matrice informe, un corps délimité, différencié, sexué10».

« Écriture de soi », « écriture du corps » se recouvrent.

Le devoir de traduire ne provient pas du sens affirmes-tu, mais de la nécessité de « se faire le truchement d’une charge pesante, émanant d’un message transcendant le compréhensible, dont il faut se départir en le transmettant11».

Traduction, transmission, ces mots, vont de pair. Transmettre c’est d’abord un travail de traduction, un travail qui demande plusieurs générations.

Et pour toi c’est à la lettre que le passage par la traduction linguistique s’est imposé permettant alors dans un second temps une traduction/élaboration psychique. De quelque point de vue « traductif » que l’on se place on voit à l’œuvre le travail de transfert d’un milieu à l’autre. De fait il s’agit aussi de traduire/transmettre/transférer par l’écriture son expérience. En réalisant ce travail de passage, selon le traducteur du Journal, K. Beledian, l’écriture constitue en retour l’expérience elle-même et donne corps à l’expérience. Il s’agit d’un processus d’intégration par l’écriture du magma de l’expérience vécue.

« L’enfant de survivants est condamné à traduire12», dis-tu, reprenant la formule de Piera Aulagnier à propos de l’être humain qu’elle déclare condamné à investir. Et, si transmettre est d’abord un travail de traduction, alors j’ai envie d’ajouter : condamné à transmettre ? Avec le risque lié au fait que « le témoignage d’une héritière de troisième génération engendre la sédition au sein d’un état négationniste13». La portée séditieuse, politique, de la transmission, ici du fait génocidaire, est celle de tout processus de « dégel ». Les « vérités » alors transmises ont des effets structurants et politiques.

Traduire, transformer, métaboliser, transmettre c’est sur cette trame que tu conduis ton travail, autour de, ce que j’appellerai maintenant, le polyptique, Histoire, littérature, psychanalyse, politique.

Traduire : tu es donc là aussi à une autre intersection. À ce nouveau carrefour se déploie un autre éventail, celui des multiples figures possibles de traduction dont témoigne ton travail. Que ce soit la traduction, au sens linguistique, des Œuvres de Freud, la traduction comme fabrique de l’histoire, la traduction par l’écriture de l’expérience vécue, ou que ce soit enfin la traduction/interprétation comme synonyme d’élaboration psychique, chaque figure de traduction procède inextricablement de la précédente comme de la suivante. À nouveau la déterritorialisation est la marque de ton mode d’existence éminemment diasporique.

Traduire donc ? Passer au-dessus du vide, créer des ponts, permettre le passage d’une rive à l’autre, ces métaphores ordinaires ouvrent maladroitement sur le désir du « passeur », ou pire l’escamotent quand elles « oublient » la violence inhérente à tout acte traductif…

L’acte du traducteur est une énigme. Pourquoi traduire, pourquoi écrire ? Il s’agit, pour toi, de créer un « englobant symbolique », une enveloppe psychique, afin de « délimiter un vide inhabitable », ce « vide de sidération que vient peu à peu occuper l’écriture »14. Pour Georges Perec, un auteur qui t’accompagne, écrire participe de la même exigence, celle d’ensevelir ses parents disparus, de « créer un englobant ».

Dans W ou le souvenir d’enfance, Perec écrit : « Je ne retrouverai jamais [...] que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture [...] J’écris parce que nous avons vécu ensemble [...] corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture15. »

Traduire donc, délimiter/témoigner, et transmettre.

Ton mode d’écriture te permet de transmettre l’intransmissible, intransmissible essentiellement pour le témoin survivant : tu écris autour de ce vide pour le délimiter. Tu luttes contre l’impossible de la transmission. Mais tu la paies de la mélancolie qui l’accompagne.

Plus précisément : pour le survivant il n’est possible de témoigner, écris-tu, qu’à partir de l’impossibilité de témoigner. Et, je te le demande, pour toi ne serait-il possible de témoigner que du prix de l’intransmissible dans la transmission ?

C’est que, autre version, autre lecture : ce qui est transmis, transmissible seulement, c’est un savoir-faire avec la mort.

Le seul savoir-faire des survivants n’est-il pas celui-là ?

Comment ne pas y voir d’ailleurs la source du « vide », de la mélancolie reçue pour héritage ? De ce fait il me semble que, parmi tes questions, il y a celle-ci essentielle, insistante : comment penser le temps présent, et d’abord comment penser la catastrophe de la migration, de l’exil, aujourd’hui ?

Certes, sans le traitement que tu imposes à l’Histoire, c’est-à-dire sans la place que tu donnes à l’actuel, la séquence Histoire, psychanalyse, littérature, politique, ne serait pas féconde.

J’en viens maintenant à décrire plus précisément comment le manuscrit est devenu archive.

Face au drame des migrations, et alors qu’un peu partout dans le monde sévissent le chômage, la paupérisation, le fanatisme identitaire, la mise en péril de la laïcité, de la démocratie, de l’égalité, tous thèmes récurrents dans ton travail, tu n’hésites pas, je te cite, « à assumer le dérisoire de cette tâche », à savoir témoigner de l’extermination de ses ancêtres.

Ce n’est pas souvent qu’un auteur affirme le « dérisoire » de son œuvre… En fait rien de « dérisoire », rien d’anachronique non plus à mon sens dans cette tâche. Ton travail produit de l’Histoire, et offre un éclairage capital à notre tragique actualité. Concordance des temps s’il en est…

Mais parlons d’espace d’abord, et de la stupéfiante précision des détails géographiques notés dans le Journal de déportation. Pour ton père il s’agit avant tout de tracer un trajet dans l’espace.

Or c’est aujourd’hui, muni de cette référence à l’espace, qu’un historien comme Patrick Boucheron, fait de l’Histoire. « Écrire de l’histoire c’est faire un récit d’espaces, c’est essayer de comprendre comment un peu de temps se plie dans l’espace », affirmait-il dans une Masterclasse16de France Culture en 2018. En ce sens le manuscrit est un « récit d’espaces », et tu as écrit un livre où les ruines des maisons familiales instruisent le temps génocidaire retracé par ton père : dès lors vous avez fabriqué ensemble un document d’Histoire… Car vous avez fabriqué un document auquel on pourra se référer, archive à nommer désormais comme telle.

Sans ces archives, sans ces autres « textes sources » de pierres, de terre, que sont les ruines, face à ce que tu nommes « l’effacement des lieux », comment réaliser que ça a eu lieu ? Comment faire l’Histoire de ce qui a été effacé, dénié ? Devant les ruines des maisons familiales de Bursa, dans le quartier arménien, tu comprends, dis-tu, pour la première fois corporellement, ce que signifie le fait de quitter brutalement et définitivement sa maison, et ressens physiquement les empreintes transmises à toi de la déportation des êtres.

Il faut rappeler que ce manuscrit a par deux fois failli disparaître17. La première fois au fond d’un placard, puis la suivante du fait d’une première traduction trop lissée. Il fallait produire un document « recevable ». Or il s’agit de faire aussi de l’Histoire, avec ces témoignages « dérisoires », qu’on ne « prend pas au sérieux », qui ne rentrent pas dans le cadre décidé par les chercheurs, sinon à être soumis à une réécriture, à une traduction qui sache les rendre « acceptables »18. Dès lors que, pour l’historiographie d’autrefois, cette littérature de gens démunis n’avait statut ni de preuve ni de document, elle devient un déchet en somme, un reliquat.

Pour toi ce manuscrit était, sinon un reliquat, d’abord peut-être un texte-relique ? Que faire alors de ces « reliquats », de ces « déchets » dont le chercheur ne veut pas, ou dont il ne sait que faire19? De ce fait, pour K. Beledian, la nécessité de revenir au « texte sauvage » s’est imposée car, dit-il, le style est un « mode de configuration de l’histoire vécue20». Il était impératif de faire de ce texte-relique un document d’histoire, une archive.

Il est certain que, peut-être sous l’influence de la psychanalyse, une certaine façon de faire de l’Histoire aspire aujourd’hui aussi à la prise en compte du « reliquat ».

Je renvoie là au dernier livre de l’historienne Arlette Farge, Vies oubliées21, qui explore les bribes d’archives, l’inclassable, le rebut, en somme ce que personne ne veut considérer. Le « dérisoire » précisément. Tout le travail d’Arlette Farge, et en particulier Le Goût de l’archive22, milite pour une Histoire « sensible », fabriquée à partir de faits « minuscules 23» recueillis chez les « gens de peu ». De même la psychanalyse écoute, construit, reconstruit l’histoire de quelqu’un, à partir d’éléments « minuscules » de la vie quotidienne, à l’écoute des reliquats. En effet il s’agit aussi pour nous, analystes, de travailler avec le minuscule, le singulier, le quasi imperceptible, à l’écoute du « déchet » supposé dérisoire, c’est-à-dire en alerte sur les reliquats, sur ce qui a été laissé derrière soi, abandonné.

Alors cette fois ne s’agirait-il pas davantage de microhistoire que d’égo-histoire ?

On a parfois tendance à rattacher le préfixe « micro » à la dimension, réelle ou symbolique, de l’objet, et c’est dommage. C’est au côté analytique qu’il faut s’intéresser : on peut regarder au microscope soit un fragment de patte d’insecte, soit un bout de la peau d’un éléphant, je reprends là des exemples que donne Carlo Ginzburg lui-même. En fait il n’y a rien de « dérisoire », rien de « minuscule », c’est juste « imperceptible » si on ne prend pas la peine de mettre l’événement, la chose minuscule sous le microscope.

La place manque ici pour développer davantage ce lien de la psychanalyse avec ce que l’archive dite personnelle a de « minuscule », de dérisoire, avec les « reliquats » d’une histoire singulière. C’est toutefois essentiel pour la grande Histoire. Et c’est un acte politique fort pour réveiller le désir de démocratie.

Freud écrit, dans le Moïse de Michel Ange que la psychanalyse est « habituée, partant de traits dédaignés ou ignorés de l’observation – du déchet, du refuse – à deviner des choses secrètes et cachées24». Que ce soit dans le travail sur le « minuscule », ou dans celui sur les « restes » d’une histoire singulière, sur ce qu’Arlette Farge appelle « l’inabordé », le « toujours tu », on voit bien comment Histoire et psychanalyse s’intriquent étroitement.

J’en reviens maintenant au Journal, et au malentendu qui peut naître à partir de ce qualificatif de « dérisoire ». À leur insu, dans leur insistance sur l’aspect objectif de ce qu’on a pu appeler un « rapport d’étapes sans larmes25», certains commentateurs du manuscrit semblent en effet promouvoir l’idée du caractère « dérisoire » de ce document. Il ne servirait donc à rien…

Et cependant, dans ce Journal, c’est peut-être d’abord tout ce qui manque, tout ce qui n’est pas dit, tous les silences, qui témoignent de l’horreur de la déportation. De ce fait le manuscrit de ton père peut en effet apparaître comme un récit « dépersonnalisé » sur ce qui a été enduré par le narrateur. K. Beledian, traducteur du Journal, précise : « Pas de larmes, pas de sentiments. Il semble que l’affectif a disparu. Des actes, des faits, des épreuves, une énumération de noms de lieux26. » Et la mort, mise à distance, n’est plus alors qu’une vérité générale.

Dès lors le Journal de déportation serait-il objet factuel, proche de l’objet-pur ?

Le malentendu, au sens fort, se répète. En effet rien là de dérisoire non plus dans cet « objet ». Sa forme même suffit, témoignant à elle seule de l’impossibilité de témoigner, à authentifier le manuscrit comme archive, comme document historique.

Est-il nécessaire d’ajouter que la lecture du manuscrit laisse au bord du vide, au bord de l’effacement, et transmet tout autant l’Histoire que ne le font les dates et les faits validés, eux, par l’historiographie officielle.

On peut même convenir que de tels documents transmettent une expérience, quelque chose que ne peut pas transmettre une Histoire qui en resterait à la reconstitution de faits du passé, à l’établissement des preuves. Mais c’est un vieux débat. Une expérience dis-je, car on ne peut lire le Journal sans un vertige lié à la disparition des repères, et d’abord de l’altérité, dans une sorte d’identification à une expérience d’anéantissement.

De fait ton père invente un langage qui devient expérience, et qui devient en même temps protestation subversive. Tu invoques une « parole d’une vérité subversive », à faire naître dans un dialogue avec les porteurs d’un effacement analogue. « Faire un deuil ne mène pas à l’oubli mais au maintien de la protestation véhémente contre cet effacement et au désir de prêter une voix aux pertes à rendre fécondantes27. » Il me semble que le Journal entretient ce dialogue, du fait même de ses « manques ». La dénomination scrupuleuse des lieux traversés lors de la déportation participe de ce dialogue. Cette description pourrait aussi se comprendre comme la marque du caractère impérieux de toujours avoir à dresser une « topographie de la terreur » pour lutter contre l’effacement.

Serait-ce une autre façon de consigner, de donner forme, de délimiter ?

Un travail d’« archéologie28» serait nécessaire, dans un premier temps, avant de pouvoir retrouver ce que tu appelles le mouvement secret de la pensée de ton père dans son écrit.

À l’absence de sens des événements, répond ce manuscrit qui est un récit de l’absence absolue, une écriture en forme d’absence. D’ailleurs, dans ce texte du père, s’agit-il même d’absence puisque d’altérité il n’est plus question, le Nebenmensch a le plus souvent disparu ?

Tu dis de ce manuscrit qu’il est « irrecevable ». Tu l’as d’ailleurs reçu comme une « bombe », comme la description d’un meurtre d’âmemais aussi de celui d’une culture. Aborder le manuscrit dans cette perspective me semble pouvoir éclairer ton rapport à l’écriture, à ton mode d’écriture, et peut-être même aussi à ton horreur d’écrire.

On écrit toujours disait M. Duras « sur le corps mort du monde, et de même sur le corps mort de l’amour. Que c’est dans les états d’absence que l’écrit s’engouffre, pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé29». Consigner c’est-à-dire, encore une fois, délimiter/témoigner/transmettre. L’écriture de la fille se fait alors linceul, elle enveloppe l’écriture du père : l’ordre des contenants est inversé, un lieu est donné. C’est ton mode d’écriture, c’est un mode d’existence… Amitiés. M.


Notes

1. Jean Laplanche cité par Janine Altounian in L’Effacement des lieux, Paris, Puf, 2019, p. 128.

2. Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Histoire et trauma. La folie des guerres, Paris, Stock, 2006, p. 388-390.

3. Johann Wolfgang Goethe, Faust, I, v. 682-684.

4. Cf. Laurence Kahn, Le Psychanalyste apathique et le patient postmoderne, Paris, Éditions de l’Olivier, 2014, qui s’inquiète de ce qu’elle nomme « la solution consensuelle ».


5. Patrick Boucheron, Faire profession d’historien, Paris, Publications de la Sorbonne, 2018, p. 48.


6Essais d’ego-histoire, textes présentés par Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1987.

7. Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », in Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2000, p. 244-262.


8. Jean Laplanche, « Le mur et l’arcade », in La Révolution copernicienne inachevée. Travaux 1967-1992, Paris, Puf, 2008, p. 295-296.

9. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, Gallimard, coll. Folio Essais, Paris, 2010, p. 428.

10. Janine Altounian, L’E acement des lieuxop. cit., p. 69.


11Ibid., p. 128.


12. Janine Altounian, De la cure à l’écriture, Paris, Puf, 2012, p. 13.

13. Janine Altounian, L’e acement des lieuxop. cit., p. 195-203.

14Ibid., p. 108.


15. Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975, p. 59.

     16. Patrick Boucheron, « Écrire l’Histoire », France culture, 13/07/2018.

17. Vahram et Janine Altounian (dir.), Mémoires du génocide arménien. Héritage traumatique et travail analytique, Paris, Puf, 2009, p. 120.


18. Krikor Beledian, « Traduire un témoignage dans la langue des autres », in Vahram et Janine Altounian (dir.), Mémoires du génocide arménienop. cit., p. 98.

19. Dans le langage universitaire on appelle ces éléments délaissés dans une recherche les « déchets » du chercheur.


20. Krikor Beledian, « Traduire un témoignage dans la langue des autres », in op. cit., p. 99.


21. Arlette Farge, Vies oubliéesAu cœur du xViiie siècle, Paris, La Découverte, 2019.

22. Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Paris, hachette, 1989.


23. Adjectif emprunté par Arlette Farge à l’écrivain Pierre Michon.

24. Sigmund Freud, Le Moïse de Michel Ange, Paris, Seuil, p. 124.


25. Krikor Beledian, « Traduire un témoignage dans la langue des autres », in op. cit., p. 106

26Ibid., p. 107.

27. Janine Altounian, L’Effacement des lieuxop. cit., p. 19.


28. Archéologie au sens de description des énoncés. Élaboré par Michel Foucault, ce concept métho- dologique subsume la notion d’archive qui, pour lui, est à entendre comme la « masse des choses dites » dans une culture donnée.

29. Marguerite Duras, L’Amant, Paris, Éditions de Minuit, 1984

Langue: 
français