Tigrane Yégavian - France Arménie N° 167, octobre 2019

L’EFFACEMENT DES LIEUX. JANINE ALTOUNIAN
Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud. PARIS – PUF – 276 PAGES – 24 €
Tigrane Yégavian, France Arménie, octobre 2019 

L’essayiste et germaniste, traductrice de Freud, Janine Altounian, poursuit ici son travail sur la transmission traumatique avec un regard rétrospectif sur son parcours. Comme tant d’autres de sa génération d’enfants de rescapés, elle a vécu son identité arménienne dans le cocon de la sphère privée, tiraillée entre le devoir de mémoire et un amour quasi névrotique pour la France, synonyme chez elle d’ouverture et d’épanouissement. Son parcours de vie, tout comme son cheminement intellectuel, font ici office de fil conducteur. L’analyse comme moyen de disséquer la transmission traumatique à partir de l’expérience arménienne. Des mots pour décrypter la violence d’un réel indicible. Et le sentiment de solitude d’une femme de son époque coupée de ses racines. Le déclic survient en 1978 à la découverte du récit de déportation rédigé par son propre père en langue turque mais en caractères arméniens. Dépositaire de cet héritage, elle n’aura eu de cesse de le fructifier, à commencer par le traduire, grâce au concours de l’écrivain Krikor Beledian. Traduction à la fois linguistique mais aussi et surtout psychique. C’est lucide dans son rapport à la Turquie et la situation de déni, qu’elle s’est rendue sur les traces du crime, ce “lieu vertigineux” où on lui nie son existence. Suffisant pour acter ce double effacement des lieux et du temps si bien consignés par les écrivains de « l’école de Paris». Ce livre a ceci de poignant qu’il souligne la fragilité, l’essentialité du lien intergénérationnel et le travail de transmission qui s’opère sur plusieurs générations. “L’historien fait parler corps qui se tait” écrit Michel Certeau, Janine Altounian a, pour sa part, cherché à traduire dans une langue rationnelle les traces de la disparition d’une culture qu’elle ne maîtrise pas, de lieux qui lui échappent. Elle a choisi de franchir le cap de la traduction pour accéder à l’universel. Un moyen pour les descendants des victimes de subjectiver et de mieux transmettre leur histoire. Et de poser cette question en guise de conclusion : comment affronter l’expérience du migrant d’aujourd’hui tenant compte du vécu de nos ancêtres exilés ? 

Langue: 
français