Congrès du CPGF du 16 et 17 octobre 2010 : Le Traumatisme dans l’Institution et dans la famille

Le Collège de Psychanalyse Groupale et Familiale invite Janine Altounian
Traumatisme : écriture et transmission

Dans sa conférence intitulée « Traumatisme : écriture et transmission », Janine Altounian se propose d’illustrer, pour reprendre les termes de l’argument du congrès, « en quoi l'autre et le groupe des autres, la capacité à utiliser les proches, l’univers socioculturel - et politique - contribuent au dépassement de la dérive traumatique » et à « la quête de liaison par la symbolisation », en l’occurrence, l’écriture :

« Mon propos s’énoncerait en somme ainsi: « Passer par la cure pour passer du mutisme partagé ”en famille” à l’écriture de ce qui s’y transmet ». Il portera sur le travail de l’analyse et celui de l'écriture auquel il a donné naissance qui, au terme de quarante années, ont créé à partir d'un corpus traumatique d’ancêtres fantômes, une inscription de cette transmission dans la langue et l'espace socio-politique de son héritier. Les trois points développés en seront: -1 Un temps de latence est nécessaire à la naissance d’une écriture, -2 L’impact traumatisant d’un manuscrit donne d’abord lieu à son commentaire par déplacement, -3 La conversion d’une absence de parole en une écriture rend publique sa transmission : Première étape : l’enfermement dans une humanité endeuillée, Seconde étape : l’ouverture au monde par la cure, la curiosité culturelle et l’irruption du politique.

 

Un temps de latence est nécessaire à la naissance d’une écriture

[…] L’inaffectivité de celui qui a vécu en propre l’impact traumatique se poursuit, dans certains cas, par celle du temps de latence chez celui de ses descendants qui veut bien ou peut s’en constituer l’héritier. Ce sont ainsi des affects gelés, mais non absents, que le travail analytique et celui de l’écriture convoque chez l’héritier, dans le site de sa propre langue, le temps de son propre vécu en le rendant capable de les exhumer, inexprimés, de la personne des parents et de les introjecter. Tout se passe comme si « la crainte de l’effondrement », mise en évidence par le génie clinique de Winnicott affectait non seulement l’individu, mais aussi sa transmission transgénérationnelle. Cette appropriation rétroactive suit le mouvement d’une transmission à rebours qui n’émane pas du parent mais part de la quête de celui qui est en mesure de l’effectuer. […]

On peut penser que la gestation intrapsychique du temps qui, par clivage, opère une coupure dans la psyché individuelle du survivant écrivant est comparable à celle, transgénérationnelle, d’une filiation qui se constitue, elle aussi, d’une coupure puisqu’elle prend naissance, chez le survivant devenu apatride, d’une sorte de marcottage dans la terre nouvelle de son pays dit « d’accueil ». Les deux configurations temporelles relèvent d’une même renaissance des pulsions de vie qui réclament étonnamment d’être réinvesties, soit pour témoigner des indispensables disparus, abandonnés sans traces, soit pour enfanter ceux à qui cette tâche sera inconsciemment déléguée

L’impact traumatisant d’un manuscrit donne d’abord lieu à son commentaire par déplacement

[…] Les émotions non ressenties au temps de l’enfance mais dans le temps freudien de l’après-coup appellent leur fixation dans et par l’écriture qui effectue alors une remontée dans le temps. C’est pourquoi il m’aura fallu d’abord vingt sept années pour recevoir, faire traduire, commenter , maîtriser ainsi le débordement d’affects qu’avait provoqué en moi la lecture d’un Journal de déportation d’un survivant du génocide arménien de 1915, mon père. Les circonstances qui me contraignirent à transmettre en « publiant » - à tous les sens du terme - ce manuscrit paternel intitulé : « 10 août 1915, mercredi, tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 » seront évoquées plus loin, mais il est clair que ce texte ignoré de moi pendant un long temps de ma vie constitue, pour reprendre une expression de Jean François Chiantaretto, la « tache aveugle » de tous mes écrits. […]

L’écriture m’a sans doute servi à traduire les signifiants de ce contenu écrasant en leur apportant l’écho d’un contenant, même et autre à la fois, c’est à dire à traduire en termes publiables le non-dit parental. Or l’impossible à dire du texte d’origine n’a pu se faire entendre pour moi qu’après s’être assuré une place dans l’écoute de l’autre du transfert analytique, s’être octroyé un refoulement de plusieurs couches distanciatrices: une autre langue, une autre culture, un autre texte. Écartelée entre une histoire familiale sans échos au dehors et un dehors dénué de pertinence à la maison, je me sentis alors contrainte d’établir des ponts, de « rendre public » un document trop intime et brûlant de mon patrimoine, de m’entremettre pour le restituer au domaine culturel de l’Histoire. Tenant à témoigner d’une destruction qui, au-delà d’1,5 million de victimes, représentait rien moins que l’éradication d’une culture et de ses référents identitaires, je voulus défier ce vécu, lui opposer un démenti. Mais comme ceJournal traumatique et néanmoins fondateur constituait, lorsque je pus le déchiffrer , un « corpus »intouchable exposant le « corps »traqué d’un adolescent-père, il me fallut d’abord en médiatiser inconsciemment la lecture par de multiples déplacements. […]

J’investissais donc une configuration particulière d’écriture différée d’une génération, où le survivant d’une catastrophe collective, interdit d’avenir, ne peut toutefois advenir, s’écrire et témoigner de l’avortement de son destin singulier que sous le couvert et par le truchement d’une écriture transférée à son descendant. Ce délégué devient dès lors le porte-voix de sujets en défaut d’eux-mêmes, il effectue un trajet obligé qui mène des violences politiques à la douleur de leurs inscriptions psychiques et textuelles. Devenu énonciateur d’un témoignage à rebours des générations mais aussi à l’inverse de la dite « objectivité » de l’historien, il exprime sa fidélité à un monde englouti. Dans sa loyauté envers lui, sa vie ne trouve sens qu’à donner parole aux survivants qui furent dépouillés de toute subjectivité par la terreur. […]

Dans leur écriture par délégation, les descendants offrent aux « âmes » du passé, de quoi abriter leurs « douleurs » à ne pas « oublier ». Aux survivants écrasés par des expériences non subjectivables, seul cet autre-familier qu’est leur héritier, peut, avec l’enveloppe de son écrit, apporter un contenant psychique aux faits terrorisants qu’ils ont vécus. C’est ici l’accueil de son émotion qui offre le « holding »  d’une écriture, substitut d’un holding absent en son temps, qui « retransitionnalise » la parole de ces êtres en défaut d’eux-mêmes et dénués d’assignataire, qui l’historicise en l’inscrivant dans l’ordre métaphorique du discours. L’affectivité et l’écriture du descendant représentent ainsi un processus de liaison et de conversion des « faits », naguère inassimilables pour les siens, en « événements » historiques advenant à quelqu’un, c’est à dire à lui et aux autres. La partition réalité matérielle/réalité psychique et le déni de l’un des deux pans du clivage, théorisé par Ferenczi en tant qu’« autotomie », se trouvent ainsi annulés. […]

La conversion d’une absence de parole en une écriture rend publique sa transmission.

[…] Les avatars inattendus de ce Journal de déportation jusqu’à sa publication, furent: son entrée dans ma vie consciente, la naissance en moi du désir de le déchiffrer, donc de le faire traduire puis de l’expulser hors de l’espace du secret familial et de ses émotions paralysantes. Ces étapes dessinent en somme le destin d’un tel héritage qui trouva son inscription tardive à la faveur du scandale d’un événement politique parisien en septembre 1981. Une telle entreprise de subjectivation au long cours n’est, en effet, pas tributaire du seul travail intrapsychique. Elle se trouve favorisée ou entravée par les conditions sociopolitiques que le lieu de vie des héritiers est en mesure ou non d’offrir à ses propres citoyens. On n’ignore pas combien la crise actuelle des instances démocratiques compromet ces fonctions de cadre et de garant que devrait assurer le champ socio-culturel des pays d’accueil sur lequel s’étaye nécessairement, comme l’explique René Kaës, toute transmission .

Première étape : L’enfermement dans une humanité endeuillée

[…] Ce que nos survivants exilés avaient vécu habitait clandestinement leur mémoire, leur servait de repères identifiants pour les guider lucidement en terre étrangère, les « assurer » même, tel un solide harnachement, contre les risques d’une insouciance trompeuse, les tentations d’un repos sans lendemain. Je vivais dans une atmosphère lourde, grave et surpeuplée où se sentait la proximité d’un grand malheur auquel « on » avait certes échappé, mais qui parvenait jusqu’à moi et me tenait loin du temps et des climats rencontrés « au dehors », à l’école. Une menace inconnue qui avait autrefois dangereusement pesé sur les parents, là-bas d’où ils venaient, était toujours présente. Je n’ai pu véritablement trouver la suggestion du climat qui régnait dans cet espace familial que dans les écrits de Racamier, comme par exemple dans L’inceste et l’incestuel:

« L’incestuel, c’est un climat [...] Tout ce monde baigne, dans une atmosphère indécise où s’entremêlent et se confondent de manière étrange les ascendants et les descendants, et les morts et les vifs » .

Pourtant cette situation d’une densité sans équivalent « au dehors » m’apparaissait naturelle, allant de soi chez tous ceux qui venaient chez nous ou chez qui nous allions. Une sourde anxiété, étouffée par un acharnement au travail - travailler sans répit pour se sortir de là, combattre une sensation d’insécurité, toujours là, invisible –, affleurait en des allusions à un temps et des lieux qui avaient bien dû exister pour « eux » mais qui, à moi, me semblaient inactuels, mythiques, déréalisants. […]

De les moments où se commémoraient le pays, les proches, l’avenir perdus, il ne m’est resté que des sensations d’intimité partagée. Il n’y avait, dans ces récits, aucune complaisance pour les scènes d’horreur mais la sobriété d’un compte-rendu rapportant les étapes mortelles d’une aventure humaine: continuer à vivre dans un monde inhumain. […]

Être en famille, c’était pour moi avoir cette famille-là, portant le poids de toute la peur rétrospective des veuves endeuillées en visite chez ma grand-mère maternelle . J’ai partagé mon enfance entre la blessure de ce rapport au monde et l’école laïque française que j’aimais parce qu’elle me libérait de l’enfermement familial, m’apprenait à penser par et pour moi-même, à aimer les mots de la pensée et à oublier pour quelques heures un foyer où la joie de vivre n’était guère à l’ordre du jour.

L’ouverture au monde par la cure, la curiosité culturelle et l’irruption du politique.

Ce que j’évoque à présent de cette vie à la maison, je n’aurais pu à l’époque l’exprimer en aucune manière. Seul le travail analytique a su en exploiter les quelques rayons de lumière dont j'avais gardé la chaleur. Pendant la cure, j’ai commencé à discerner, à pouvoir penser la condition de ma famille et celle qui avait été la mienne jusqu’alors. J’ai voulu lire des livres sur les événements historiques qui nous avaient amenés là et puisque mes parents avaient été très peu scolarisés – différents en cela des enfants survivants recueillis dans les orphelinats - j’ai voulu connaître les Arméniens cultivés et politisés de Paris.

En 1978, explorant le milieu intellectuel arménien, « il me vint à l’idée » - peut-être à cause de l’angoisse que diffusait ce savoir inopérant – que ma mère avait un jour mentionné avec quelque indifférence ou crainte un manuscrit laissé par mon père, décédé huit ans auparavant. Je voulus le voir, elle alla le chercher.

Je me mis en quête d’un traducteur… […] Lorsque j’en reçus la version traduite, je découvris brutalement ce que révélaient ces pages énigmatiques. Si ce passé terrifiant du parent survivant, pressenti à la maison, vécu en une sorte d’irréalité prudemment séparée de soi par clivage se présente à distance de lecture, écrit noir sur blanc dans la langue qui vous a appris la poésie et la pensée, sa réalité vous saute à la figure et c’est alors un effondrement où s’impose violemment à votre conscience ce qui relie votre temps présent à celui qui a connu ce versant hors humanité du monde, très peu d’années avant votre naissance, infiniment près de vous.

L’évitement qui avait donc été mon premier rapport à ce legs explosif, prudemment remisé hors de mon quotidien, s’apparente au « non-événement » évoqué par Claude Janin:

« L’événement traumatique est un non-événement, écrit-il, un quelque chose qui ne se produit pas ». Ce « premier temps du traumatisme [...] c’est le noyau froid du traumatisme non assimilé par le moi » .

Or lors d’une transmission traumatique, subissant de surcroît l’emprise d’un déni politique de l’État criminel et des États qui le cautionnent, certains événements peuvent justement déclencher une remise en mémoire, introjection à l’intérieur du sujet, d’un savoir qui, en apparence, ne l’impliquait pas et demeurait jusque là sous séquestre en une sorte de mémoire blanche.

Il convient de rappeler ici qu’au départ du destin générationnel de l’héritier d’une telle transmission il y a ce que René Kaës qualifie de : « drame catastrophique [qui] reste [...] en défaut d’énoncé et d’abord de représentation, parce que les lieux et les fonctions psychiques et transsubjectives où il pourrait se constituer et se signifier ont été abolis» […]

L’irruption dans l’espace collectif d’une violence gelée qui s’ignorait en lui,l’inquiétante familiarité de cette violence externe avec celle de son monde interne lui rendent possible, à la faveur de cette duplication distanciatrice, de s’approprier sa propre violence, de s’en souvenir en la ressentant. Cette violence qui répète la sienne, mais médiatisée dès lors par des protagonistes tiers et non emprisonnée en ses propres agirs hors remémoration, lui permet, grâce à cet ajournement protecteur, de se poser enfin la question de sa métabolisation. Ce type de remémoration vient remplacer la répétition, non en la supprimant – comme ce que Freud souhaite à son patient - mais en en prenant le relais, en procédant d’elle en quelque sorte par identification projective.

Cette répétition remémorante se produisit donc en moi lors de l’irruption, dans l’espace collectif du lieu de l’exil parental, d’une violence paralysée jusque là et, grâce au différé de cet après-coup, il me fut possible de penser que j’avais bien connaissance, moi, d’un document brûlant à ce sujet. Sans l’introduction brutale de cette question dans les actualités, c-à-d. l’histoire du pays d’accueil où je vivais, je n’y aurais sans doute pas pensé, ni ne me serais représentée une position active face à ce document qui m’interrogeait et m’incitait à en faire quelque chose.Freud dit bien:

« Lorsque le patient parle de cet « oublié » il manque rarement d’ajouter : je l’ai à vrai dire toujours su, simplement je n’y ai pas pensé »

Lorsque René Kaës évoquait plus haut que la catastrophe ne pouvait se représenter ni se signifier puisqu’avaient été détruits les lieux et les fonctions psychiques et transsubjectives nécessaires à la constitution de son énoncé, il ajoutait: « leur disparition est en soi un surplus traumatique » . C’est donc sous l’effet de cette violence externe qu’apparut en moi un substitut de ces lieux et fonctions psychiques en l’espèce d’un acte « terroriste » dans l’espace politique parisien - la prise d’otages au consulat de Turquie en septembre 1981 - qui, en tant qu’acte de résistance, amorça ce qu’on a appelé le « terrorisme publicitaire », rompit dans ce qui était devenu « mon » pays un silence de près d’un demi siècle sur le génocide arménien et interrogea alors un silence lové en moi. L’influence capitale des événements actuels du monde sur ma relation au passé des miens se confirma alors totalement et je me sentis le droit, en 1982, de transgresser le tabou qui entourait cette relique dont je disposais désormais en traduction française. Les Temps Modernes qui avaient déjà accueilli trois articles de moi acceptèrent également celui-ci , accompagné d’une postface explicative et de notes indispensables que son traducteur voulut bien établir .

En réalité je sentais que mon père aurait approuvé cet acte s’il avait été accompli de son vivant. Je retrouvai même, dans ma mémoire diffuse, le souvenir très lointain du plaisir de résistant avec lequel cet homme racontait à ses amis la prise, en 1896, de la Banque ottomane à Constantinople . M’identifiant spontanément à la satisfaction avec laquelle il évoquait un exploit dont il était fier, je ressentis l’obligation de sortir de sa clandestinité protectrice cette relique que j’avais découverte.

Il ne faudrait pas méconnaître qu’un tel type de remémoration structurante, engendrée par l’effraction, dans le sujet, d’une violence au sein du champ collectif, constitue bel et bien une transgression : Cette remise en mémoire m’obligeait à prendre seule et dans une épouvantable angoisse, la décision d’une double transgression : Pour une fille, élevée de surcroît sous le poids des traditions orientales, une transgression du respect filial dû aux corps des ancêtres assassinés dans le silence du monde, mais une transgression aussi vis à vis de l’ordre public du pays d’accueil, puisqu’elle affichait une entière approbation à un acte terroriste qui, me semblait-il, aurait secrètement réjoui le père s’il avait été encore en vie.

De plus, il m’incombait d’assurer paradoxalement la paternité d’un écrit privé de situation dans le monde bien qu’enfoui en moi, puisque, devant répondre à la réclamation d’un titre par l’éditeur, ce fut moi qui dus l’intituler « Terrorisme d’un génocide ». J’opérai ainsi une inversion sémantique mettant en rapport la violence effacée de la mémoire du monde avec celle, actuelle, qui n’en était qu’une remémoration.

À l’occasion de la publication d’un petit recueil où figurait, entre autres, l’intégralité du récit paternel et un de mes articles, je découvris d’abord avec stupeur et irritation le nom d’auteur : celui-ci s’énonçait « Janine e Vahram Altounian ». Après quelques instants je finis non seulement par reconnaître que cette dénomination se justifiait totalement par le sous - titre du petit recueil: « Le génocide arménien dans le journal d’un père et la mémoire d’une fille ». L’apparition de « cet » auteur, pour ainsi dire hybride, « incestuel », créait en moi une sorte de mutation identitaire qui réclamait de s’exprimer également en France par le truchement d’une publication analogue. Cette innovation italienne se poursuivit donc par l’ouvrage collectif paru le 1° avril dernier :Mémoires du Génocide arménien. Héritage traumatique et travail analytique, dont la première page précise : « Cet ouvrage ... n’a pu se constituer que par un travail d’écriture qui a nécessité deux générations et plusieurs voix pour s’élaborer et s’inscrire dans ces pages. Nous avons signifié cette écriture en deux temps en l’attribuant à « Vahram et Janine Altounian » ».

Le legs de ce témoignage se présente donc au lecteur entouré de la studieuse attention de six figures tutélaires dont, en dehors de sa fille, son traducteur et cinq psychanalystes et l’autonomie à laquelle il accède en devenant ainsi objet de leur élaboration, tout comme le statut d’auteur, attribué par l’éditeur à son chroniqueur, le libèrent définitivement de moi et moi de lui. Je considère un tel acquittement de ma dette à son égard comme une réponse au don que m’a fait 15 ans avant ma naissance, l’auteur de ce texte et l’auteur de mes jours, un don me rendant possible une subjectivation aussi bien de mon histoire que de son histoire après coup.

Pour conclure je reviendrai à l’essai de Walter Benjamin : « Expérience et pauvreté », où le philosophe dénonce la rupture, consécutive à la Grande Guerre, de cette transmission de l’expérience. Or, pour montrer ce que serait, au contraire, son maintien d’une génération à l’autre, il commence par raconter cette fable que notre cher La Fontaine nous avait déjà apprise sur les bancs de l’école  :

« Dans nos manuels de lecture figurait la fable du vieil homme qui sur son lit de mort fait croire à ses enfants qu’un trésor est caché dans sa vigne. Ils n’ont qu’à chercher. Les enfants creusent, mais nulle trace de trésor. Quand vient l’automne, cependant, la vigne donne comme aucune autre dans tout le pays. Ils comprennent alors que leur père a voulu leur léguer le fruit de son expérience : la vraie richesse n’est pas dans l’or, mais dans le travail. […] Où les mourants prononcent-ils encore des paroles impérissables, qui se transmettent de génération en génération comme un anneau ancestral ? »

S’il faut mettre en lien le motif du travail avec celui de la transmission que Benjamin spécifie ici prioritairement par une transmission qui prône la valeur du travail humain, c’est bien sûr parce que, au delà de l’extermination des hommes, les régimes totalitaires visent l’anéantissement de ce qu’a produit la créativité de ce travail et la ruine des attachements des hommes entre eux et à leur histoire. Les nazis n’inscrivirent-ils pas aux portes de leurs camps l’insulte de cette antiphrase profanatrice et criminelle : « Arbeit macht frei » (« Le travail rend libre ») ? Mais aussi parce qu’il convient de rapprocher ces deux motifs parce qu‘hériter pour vouloir témoigner réclame la prise en charge d’un travail. Hériter pour écrire ou écrire pour hériter constitue un travail d’appropriation. Ces vers de Gœthe, dont Freud cite les deux premiers comme modalité de transmission psychique le disent admirablement:

« Ce que tu as hérité de tes pères,

 acquiers-le afin de le posséder,

 ce qu’on n’utilise pas est un pesant fardeau » .

Cf. Régine Waintrater, Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre,Payot, 2003, p. 186.

Notamment dans L’Intraduisible, Deuil, mémoire, transmissionop. cit.

Journal de Vahram Altounian (1901-1970):« Tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 », (traduction, notes et postface de Krikor Beledian, écrivain de langue arménienne, maître de Conférences à l’Institut des langues et civilisations orientales), intitulé par moi « Terrorisme d’un génocide » lors de sa première publication en fév. 1982 aux Temps Modernes, repris intégralement dans J. Altounian, « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », Un génocide aux déserts de l’inconscient (préface: R. Kaës), Les Belles Lettres/ Confluents psychanalytiques, 1990, 2003, p. 85 à 115 et dans une traduction révisée dansMémoires du Génocide arménien,Héritage traumatique et travail analytique,Vahram et Janine Altounian, avec la contribution de K. Beledian, J.F. Chiantaretto, M. Fraire, Y. Gampel, R. Kaës, R. Waintrater, PUF, 2009, p. 13-41 À VÉRIFIER ???

Jean François Chiantaretto : « Naissance d’un témoignage, témoignage d’une naissance », in Mémoires du Génocide arménien,Héritage traumatique et travail analytique, op. cit., p. ??? À CHERCHER.

Cf. note xxxiii

Terme de la théorisation du psychanalyste anglo-saxon Winnicott (De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969) pour désigner le « portage » psychique du nourrisson dans les relations précoces mère/bébé.

  Sandor Ferenczi, Journal clinique, Payot, 1985, journal du 10 mai 1932, 27 et 30 juillet 1932.

Dans ses travaux sur les lieux et fonctions transsubjectives et notamment dans « La transmission de la vie psychique et les contradictions de la modernité » in Transmissions et soins psychiques, sous la direction de Marcel Sassolas, érés, 2009.

Cf. Paul Claude Racamier, L’inceste et l’incestuel, Paris, Éd. du collège, 1995, p. 11 et 13.

Voir : J. Altounian, La Survivance,op. cit, p. 2.

Au sens exact du « Einfall » freudien, traduit dans les OCF/P, PUF, par « idée incidente » ou « idée qui vient ». À cette occasion j’ai vraiment fait l’expérience de ce sens freudien du terme : L’ « Einfall » serait, littéralement compris, l’idée qui tombe (fallen = tomber) en vous (ein = particule indiquant « l’entrée dans »)

Claude Janin, Figures et destins du traumatisme, Paris, PUF, 1996, p. 38/39.

René Kaës, « Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire », in Violence d’État et psychanalyse, Paris,Dunod/Inconscient et Culture. 1989, p. 178.

Voir :« Remémoration, répétition, et perlaboration », in OCF/P XII, Paris, PUF, 2005, p.190; G.W. X, 1914, p. 129/130.

Ibid., p.188; p. 127/128.

René Kaës, « Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire », op. cit.p.178.

Allant du traité de Lausanne (1923) qui, avec la création de la Turquie républicaine sur les ruines de l’ancien Empire ottoman, annulait le traité de Sévres non ratifié (1920) - lequel avait prévu l’indépendance de l’Arménie ainsi que des sanctions à l’égard des perpétrateurs du génocide arménien de 1915 - jusqu’à environ 1975, année où fut commémoré, à Erevan comme en diaspora, le soixantième anniversaire du génocide et où parut un des premiers ouvrages qui connaissait une certaine presse médiatique : J. M. Carzou, Arménie 1915. Un génocide exemplaire ( Paris, Flammarion, 1975, 2006).

Ce génocide perpétré par le gouvernement des Jeunes Turcs au pouvoir entre 1908 et 1918 n’est toujours pas reconnu par l’état turc actuel, héritier de l’Empire ottoman, qui bénéficie néanmoins, dans le concert des Nations soucieuses du maintien de leurs influences dans le Proche-Orient, du crédit accordé aux États dits « démocratiques » et donc de la caution apportée implicitement à ce déni.

On put voir une illustration de l’emprise de ce déni sur les différentes orientations politiques de la France dans l’empressement de tel ou tel parti pour contrecarrer le projet de loi du Parlement du 29 mai 1998: « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », jusqu’à son adoption définitive (après 2 ans et demi!), le 18 janvier 2001. Le sénat français sembla en effet rencontrer des obstacles insurmontables à faire ratifier ce projet de loi, pourtant voté à l’unanimité, qui, après plus de 80 ans donnait aux Arméniens l’occasion d’entendre, au grand dam des « affaires étrangères », leur pays d’accueil prendre officiellement position quant aux circonstances qui les y avaient amenés. Ils ne pouvaient que se réjouir des effets inattendus, tragi-comiques, de cette miraculeuse déclaration: Ce vote avait le double mérite d’authentifier, par les réactions violentes qu’il soulevait en Turquie, l’auteur et le lieu pourtant non désignés, de ce génocide et de créer ainsi un embarras diplomatique révélant les bases négatrices de la Realpolitik occidentale.

Les mêmes péripéties agitent le Parlement européen qui, ayant posé en juin 1987 la reconnaissance de ce génocide par la Turquie comme condition de son adhésion à l’Union Européenne, votait en oct. 2001 un rapport ne contenant pas et donc effaçant cette clause, pour la rétablir à nouveau en fév. 2002. Le sommet de Copenhague de déc. 2002 n’en fait plus aucune mention. Le 17 déc. 2004, lors de sa décision en faveur de l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, cette dernière n’en a absolument pas tenu compte, pas plus que des amendements concernant la reconnaissance du génocide arménien, dont le Parlement européen avait assorti, le 15 déc. 2004, son vote en faveur de l’ouverture des négociations.

Le projet de loi voté en France par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006, visant à pénaliser la contestation de la réalité du génocide arménien - suivant en cela l’exemple de la loi Gayssot - déclencha un vif mécontentement tant de la part du gouvernement turc que d’un groupe d’historiens réunis autour de l’association « Liberté pour l’histoire ». Ni l’assassinat, le 19 janv. 07, à Istanbul de Hrant Dink, journaliste arménien ayant évoqué dans ses propos très modérés le génocide de 1915, ni les procès réguliers en Turquie contre les défenseurs des droits de l’homme (en application de l’article 301 du code pénal) n’ont pu mettre fin à cette mauvaise polémique. Deux événements récents viennent d’attaquer le déni de la position officielle turque :

- L’ouvrage du sociologue turc Taner Akçam : Un acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque (Denoël, nov. 2008, traduit de l’original publié en 2006 aux États Unis)

- Le nombre croissant de signataires d’une pétition lancée sur Internet en déc. 2008 par quatre intellectuels turcs, « demandant pardon aux frères et sœurs arméniens »

En octobre 2009, l’Arménie et la Turquie ont signé deux protocoles visant à établir des relations diplomatiques et à « normaliser » les relations bilatérales. Mais depuis avril 2010, suite à des conditions imposées par la Turquie pour leur ratification, ces protocoles sont gelés. Les autorités turques n’en déclarent pas moins qu’elles ont ainsi fait preuve d’ouverture et donnent ainsi le change aux partisans de son intégration dans l’Union Européenne. Les rapports de force inégaux entre l’Arménie et la Turquie pèsent en faveur de cette dernière qui restent jusqu’à présent fermement ancrée dans son refus d’assumer son passé.

Parmi de nombreux ouvrages d’historiens sur le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman on peut se reporter aux plus récents:

Dadrian V. - 1996, Histoire du génocide arménien, Paris, Stock.

Ternon Y. - 1996, Les Arméniens, histoire d’un génocide, Points Histoire, Paris, Seuil.

Revue d’histoire de la Shoah -2003, n°177-178, Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens (dossier coordonné par G. Bensoussan, C. Mouradian, Y. Ternon).

Raymond Kévorkian, Le génocide des Arméniens, Odile Jacob/Histoire, 2006.

" Comment peut-on être Arménien ? ", Les Temps Modernes, décembre 1975, n° 353; « Une Arménienne à l’école », Les Temps Modernes, août/septembre 1977, n° 373/374 ; « À la recherche d’une relation au père, soixante ans après un génocide », Les Temps Modernes, décembre 1978, n° 389 (repris dans « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »op. cit., respectivement p. 15, 37 et 55). Ce dernier article, constitue en réalité un travail « de couverture » : J’avais été très fortement ébranlée en lisant le livre de Michael Arlen (Embarquement pour l’Ararat, A la recherche d’une identité arménienne, Gallimard, collection Témoins, 1977) par les analogies entre le père de l’auteur et le mien. Ne pouvant encore aborder le manuscrit de mon père dont je venais de découvrir la version traduite j’ai travaillé le texte d’Arlen.

« Terrorisme d’un génocide », op. cit.

Non seulement la transposition linguistique de ce Journal constitue un « travail » de mise au monde, mais ses notes de lecture qui insèrent le témoignage dans son contexte géographique, historique, culturel, en apportent un cadrage à bonne distance de lisibilité. Le travail de Krikor Beledian, universitaire mais, par ailleurs, écrivain et poète de langue arménienne, riche de connaissances inépuisables quant à la culture et l’histoire des Arméniens, transfère dans une réalité de langage un récit qui, s’il n’était pas contenu par ces repérages spatio-temporels, échapperait au champ symbolique de la communication.

Devant la poursuite des massacres, en 1896, dans les régions de Van, Mouch, Killis et Egin, le parti révolutionnaire Dachnak cherchait un moyen d’obliger les puissances alliées à intervenir. Le mercredi 26 août 1896 à 13 heures, les Dashnaks prirent possession de la Banque ottomane, où prédominaient les investissements britanniques et français.

Ricordare per Dimenticare. Il genocidio armeno nel diario di un padre e nella memoria di una figlia, Janine e Vahram Altounian, con un saggio di Manuela Fraire, Donzelli Editore, Saggine/107, 2007.

Mémoires du Génocide arménien. Héritage traumatique et travail analytique, op. cit.

On me pardonnera de céder ici au plaisir de citer les vers de La Fontaine:

Le laboureur et ses enfants

Travaillez, prenez de la peine:

C'est le fonds qui manque le moins.

Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,

Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.

"gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage

Que nous ont laissé nos parents.

Un trésor est caché dedans.

Je ne sais pas l'endroit ; mais un peu de courage

Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.

Remuez votre champ, dès qu'on aura fait l'oût:

Creusez, fouillez, bêchez: ne laissez nulle place

Où la main ne passe et repasse."

Le père mort, les fils vous retournent le champ

Deçà, delà, partout: si bien qu'au bout de l'an

Il en rapporta davantage.

D'argent, point de caché, mais le père fut sage

De leur montrer, avant sa mort,

Que le travail est un trésor.

« Expérience et pauvreté », op. cit., p. 364/365.

Goethe, Faust I, vers 682/4: Was du ererbt von deinen Vätern hast,

 Erwirb es, um es zu besitzen.

 Was man nicht nützt ist eine schwere Last.

S. Freud, Totem et tabou, OCF/P, XI, PUF., p. 379, G.W. IX, p. 190.

 

 

Débat: 
Traumatisme : écriture et transmission
Date: 
16/10/2010
Lieu: 
Le Collège de Psychanalyse Groupale et familiale - Paris
Langue: 
français
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