Prix « Elise M. Hayman Award » 1997 attribué à Janine Altounian par The International Psychoanalytical Association (IPA) : « Honorary Lecture »

Lecture par Janine Altounian du « ELISE M. HAYMAN AWARD » décerné en 1997 par The International Psychoanalytical Association (IPA) à des travaux portant sur « holocauste et génocide ».
METTRE EN MOTS, METTRE EN TERRE, SE DÉMETTRE DES ANCÊTRES
Élaboration d’un travail de deuil chez une analysante héritière du génocide arménien de 1915

L’auteur présente son travail d’élaboration analytique et d’écriture sur la transmission psychique d’un trauma collectif: le génocide des Arméniens de 1915 chez les descendants des survivants. Il montre comment, au sein d’une telle communauté, l’incorporation des objets endeuillés, l’inefficience de l’interdit invalidé par le meurtre devenu loi, l’indifférenciation sexuelle... hypothèquent les processus de transmission. Il met en parallèle la condition déterminante du secret, dégagée par les historiens dans l’entreprise génocidaire, et le sentiment d’illégitimité qui marque la transmission de ce vécu de honte, interroge les modalités d’une telle filiation, le génocide de 1915, non reconnu par l’État héritier du crime, n’étant pas inscrit dans la mémoire occidentale.

Le recueil « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie » n’existe que par ou à cause de son noyau, le journal paternel de sa déportation, il peut être considéré comme la mise en perspective, mise en texte - un texte tenant lieu de sépulture dans l’après-coup d’une autre génération et d’une autre culture - d’un trauma collectif et individuel. Il témoigne aussi d’un rapport à l’École démocratique de l’autre, qui tient lieu d’instance médiatrice pour parvenir à resignifier, dans une mise à distance linguistique et donc nécessairement psychique, une expérience insoutenable à l’origine.

Le texte qui va suivre est ma « Honorary Lecture » du « Elise M. Hayman Award » attribué en 1997 à une « présentation de travaux concernant la question ”holocauste et génocide“ ».Il traite en l’occurence de la transmission psychique du double trauma collectif que constituent, chez les descendants des survivants au génocide des Arméniens - perpétré par la Turquie de 1915 - d’une part l’extermination de leurs familles, l’anéantissement du lieu de vie et des référents culturels de leurs ancêtres, d’autre part la dispersion, dans différents pays occidentaux soumis aux dénis et silences de la Realpolitik (Melson 1992), de leurs parents rescapés, dépouillés de tout étayage territorial et linguistique, de toute assise narcissisante pour leur survie psychique.

Restituant chez l’analysante que je fus le destin du travail d’écriture qui a accompagné et cherché à traduire, depuis 1975, l’élaboration  d’un travail de deuil dans le cadre de ma cure, le style autobiograhique de ma « présentation » est à considérer, par les lecteurs psychanalystes, en quelque sorte comme un « matériel clinique » dont la forme même serait susceptible d’illustrer une des figures possibles des effets de sublimation et de réappropriation, par le sujet, de l’effondrement traumatique que lui a transmis sa filiation, tant familliale que plus largement communautaire.

Un travail de symbolisation et de théorisation en ce domaine est certes difficile à mener pour des raisons évidentes  qui tiennent précisément à l’empêchement de la pensée et de son expression - en des langues et des cultures « étrangères » à acquérir - suite conséquente, sur plusieurs générations, d’un tel désastre culturel et psychique. Aussi la déficience d’inscription culturelle hormis celles, nombreuses, de la discipline historique manifeste-t-elle après-coup la répétition, dans le monde des représentations, de la destruction matérielle des biens et des êtres. Il faut en effet rappeler que le 24 avril, jour de commémoration du génocide de 1915, se réfère à l’évènement signal qui l’inaugura (Morgenthau 1918), à savoir l’arrestation à Constantinople de l’ensemble des intellectuels et penseurs arméniens, tous, figures paternelles dont la déportation et la mise à mort, préfigurant l’exécution prioritaire des hommes laissèrent les cohortes de femmes et d’enfants cheminant vers l’extermination, orphelins des têtes pensantes et protectrices de leur famille humaine.

Si ces faits peuvent s’étudier « historiquement », les travaux à caractère  historique voire sociologique étant déjà fort importants (Dadrian 1989, 1995, Hovannisian 1992, Ternon, 1996), en revanche une réappropriation subjective de la rupture radicale à laquelle survécurent les ascendants et une interrogation sur la place, les objets qu’ils sont alors en mesure d’investir dans leur pays « d’accueil » et leur culture « d’adoption » peuvent difficilement se penser et s’écrire. Il est par exemple significatif que mon recueil (Altounian, 1990)  ait eu, en France, essentiellement pour lecteurs - outre bien sûr les analystes ou non analystes intéressés par ces questions -  les relativement rares analysants arméniens: la démarche analytique ou toute mention des endommagements psychiques sont souvent tenues par ces descendants d’une civilisation patriarchale orientale pour une préoccupation individualiste, irrévérencieuse à l’égard des stratégies de survie des anciens, mettant en péril la solidarité avec le groupe, voire trahissant les habitudes culturelles et la fidélité aux ancêtres.

     Étant donné que, dans ma présentation, je mets en perspective mon propre travail d’écriture et l’intégration psychique du texte traumatique laissé par mon père, que je montre le rôle essentiel d’instance tierce étayante qu’a eu, dans mon parcours, le plaisir à la littérature de l’autre, il me paraît judicieux de laisser à cette « Lecture » son caractère personnel et littéraire tel qu’il a d’ailleurs suscité intérêt et plaisir chez les analystes francophones présents au Congrès de Barcelone 1997. Par cette entrée en matière je souhaiterais, en somme, situer et justifier le mode de parole à la première personne de mon témoignage d’analysante, dans lequel la secondarisation réflexive et conceptuelle recouvre des affects douloureux, mis ainsi à distance et « liés » par l’émotion poétique. Le parcours des différents aspects de cette élaboration comprendra cinq parties qui s’enchaîneront comme suit:

  1. Écrire: lier les discours des « trois divans »
  2. Sortir de l’enfermement traumatique: entrer à l’école, entrer dans la cure
  3. Ouvrir la crypte: publier en mon nom le secret criminel 
  4. Faire le deuil de ses morts: les inhumer dans le linceul du texte
  5. Rencontrer l’autre: interpréter un souvenir écran insistant

1- Écrire: lier  les discours des trois divans

La préface de mon recueil, « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »/ Un génocide aux déserts de l’inconscient, qui s’intitule « mes trois divans » utilise cette métaphore pour présenter mon travail d’élaboration et d’écriture, commencé en 1975 au terme d’une première analyse en avançant les raisons suivantes:

     Du Divan terrifiant, qui en 1915 promulga pour les miens les édits de la déportation vers l’épouvante et la mort, m’ont en effet acheminée jusqu’au divan de l’analyste, dans l’après- coup de leurs échos meurtriers et salvateurs, les récits, larmes et oraisons du divan merveilleux de grand-mère, les douceurs conviviales et petits cafés, les tricotages, travaux d’aiguille et raccommodages avec la vie, les accueils nostalgiques de son sédir des mille et une œuvre de survie. Si le divan de grand-mère fut en réalité un « sédir » - terme arabo-turc renvoyant à un cadre de vie austère et pauvre -, c’est plutôt un « sofa » - terme arabe renvoyant  à un environnement plus riche, garni de coussins et tapis - que me suggèrent les évocations méditerranéennes de ce qu’il me conta. Mais il fut, par dessus tout, un « divan » pour moi puisque ce terme persan - désignant à l’origine, outre le siège en question, un recueil de textes fondamentaux, une collection de poèsies - constitue une figure métonymique représentant en somme des paroles essentielles tout autant que leur lieu d’émergence et qu’en cela il s’applique, à la lettre, au cadre de la cure tel qu’il fut institutionnalisé par Freud.

     Ce berceau ancestral trône en ma mémoire, recouvert de ses coussins et kilims, emblèmes de toutes les chaleurs laissées au Pays, à la fois vénérable et protecteur, austère et rutilant. Il s’apparente, dans mon souvenir, au divan étrangement familier et tout aussi peu occidental de la Berggasse qu’il a, en fait plus tard, appelé en contrepoint sur ma route. Le divan grand maternel m’a ouvert la voie au divan freudien qui, m’invitant tant de fois aux lointains de l’inconscient, m’invita au loin chez grand-mère, là où j’entendais ce que l’affliction de l’aïeule m’avait transmis: les blessures d’une autre reine :

« Pour garder votre cœur, je n’ai pas où le mettre (...)

Car hors de l’Arménie enfin je ne suis rien »[i],

les avertissements pour m’accompagner dans la cure:

« Préparez-vous à voir vos pays désolés,

Préparez-vous à voir par toute votre terre

Ce qu’ont de plus affreux les fureurs de la guerre,

Des montagnes de morts, des rivières de sang! »[ii],

la quête d’un divan à l’autre:

« Je ne veux point régner sur votre Bithynie:

Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »[iii] (Corneille, 1651),

la tradition artisanale qui, sachant faire avec le peu qu’on a m’enjoignait de tresser, de « lier » les discours des trois divans, afin que de ce nouage serré rien ne tombe dans les mailles du désaveu.

Aussi ai-je eu recours à la poésie cornélienne et à cette métaphore des trois divans pour illustrer, en guise d’  introduction, ma méthode de travail devenue telle sans préméditation aucune. J’ai toujours cherché à tisser la trame sanglante de l’Histoire collective et les lambeaux épars de la souffrance psychique dans la toile de fond de mon plaisir d’enfant aux récits d’un Ailleurs englouti, plaisir devenu plus tard attachement de l’écolière à la littérature. Ce fut sans doute du lieu de ce carrefour que je pus penser et écrire.

2- Sortir de l’enfermement traumatique: entrer à l’école, entrer dans la cure

N’incombe-t-il pas à tout enfant d’émigrés, survivants d’une extermination, la tâche accablante d’une quasi impossible traduction, celle qui chercherait à restituer vie et sens aux traces que ses parents lui ont transmises, en les réinsérant - pour lui-même, mais aussi pour eux qu’il porte en lui - dans ce nouveau monde de leur exil, exil absolu d’un lieu qui n’existe plus (Altounian 1997 b)? Il se doit en effet de rendre ce monde de la survie familiale crédible et investissable, afin de pouvoir y exister lui-même pour son propre compte. C’est sans doute pour tenter de m’acquitter de cet arriéré que je fus amenée, au cours de mon analyse à écrire, sur la transmission psychique du trauma chez les descendants des rescapés du génocide arménien de 1915, une série d’articles regroupés ensuite dans le recueil précédemment cité (Altounian 1990).

Une évocation d’écolière me fournira le moyen d’expliquer comment s’imposa à moi cette nécessité d’écrire; ce que, faut-il le préciser, je n’aime pas faire et ce dont je n’avais jamais nourri le projet auparavant. Les réalisations des enfants de survivants ne sont, comme on le sait, guère déterminées par un désir propre menant à tel ou tel investissement d’objets retrouvés, aimés ou regrettés, mais avant tout dictées, bien entendu, par une dette aux ascendants survivants et à leurs morts, un prix à payer pour avoir reçu d’eux une vie qui leur coûta incommensurablement cher:

     Autrefois les devoirs d’école pour lesquels j’étais censée décrire une randonnée en forêt ou des vacances à la campagne éveillaient en moi le sentiment douloureux d’être radicalement étrangère à ce rapport, apparemment naturel, que mes camarades de classe semblaient entretenir avec les paysages de la douce France (Altounian, 1995 c). Pour les miens, l’évocation des espaces naturels ne renvoyait ni aux flâneries champêtres ni au pittoresque des bocages mais aux marches des déportés dans les déserts anatoliens, qu’il s’agissait de ne pas remémorer pour continuer de vivre! Certes on pouvait les commémorer pieusement avec d’autres revenants de ces contrées infernales mais, pour l’heure, la scolarisation en terre d’accueil exigeait ces rédactions étonnamment futiles sur les grâces des saisons. Pour ces émigrés des années 20 (Altounian 1999 b), violemment expulsés de leur lieu d’existence, pétrifiés par le silence d’un monde qui se voulait ignorer les charniers laissés impunément là-bas, angoissés par le souci obsédant d’accéder aux papiers qui donnent droit à la vie et au gagne-pain, pour ces travailleurs étrangers comme on les appelle, nourrir, abriter leur progéniture par-delà un passé terrifiant, entraient certes dans les limites précaires de leur horizon endeuillé, mais jouer avec elle à la campagne des grands-parents cruellement manquants, l’initier aux mots qui enjolivent les menus plaisirs de la vie, non!

C’est  ainsi que ma constante inadéquation aux enjeux à l’ordre du jour - soit d’une école républicaine et libératrice mais cimentée de dénis, soit d’une maison familiale grosse de ses vérités mais emprisonnée et emprisonnante par sa victimisation - fit naître en moi cette sensation d’exclusion qui accable tout enfant exposé à la méprise des adultes impuissants à le reconnaître, impuissants à se reconnaître en lui.

Pour ceux dont les parents n’ont été que des survivants fortuits à la destruction de leur nation, tout rapport à l’autre met notamment en jeu et au jour un contentieux déficitaire dans la balance des échanges convenus entre eux et les autres. Leur perception sélective leur donne à entendre le non-dit préalable aux positions identificatoires de leurs partenaires non exterminables du moment, spectateurs des cataclysmes encombrants de notre siècle. Ils sont, quant à eux, familiers du versant autre, inconvenant qui s’offre à ces habitants d’un autre camp, témoins oculaires ou héritiers de l’inhumain (Altounian, 1993): au sein d’une communauté survivant à un traumatisme de masse, l’incorporation des objets endeuillés, l’inefficience de l’interdit invalidé par le meurtre devenu loi, l’indifférenciation sexuelle et générationnelle aux effets incestuels (Racamier, 1995), la déculturation dans l’exil hypothèquent lourdement les processus de transmission. Eu égard à cette sombre filiation, l’écrasement identitaire et sexuel des apatrides se vit chez leur enfant dans un double lien, à la fois sacré et inconvenant, lien qui obère l’autonomisation et la relation aux autres par la charge d’un savoir intime et scandaleux sur les transgressions qu’a coûté sa naissance, lien qui, en écho à l’univers de la psychose blanche (Donnet & Green, 1973), pourrait s’appeler inceste blanc. La première observance des normes d’alors aurait en effet voulu que ses parents n’aient pas fait exception à la  règle de la mort pour tous, la seconde, qu’ils n’aient pas procréé en tant qu’orphelins, frères et soeurs indifférenciés, fusionnés par la traversée d’une même fin du monde, éclipsée et invisible aux habitants de ce monde-ci.

Mon travail témoigne en fait de mon rapport à cette École démocratique de l’autre, qui malgré l’ambiguïté qui la traverse et la produit, m’a tenu lieu d’instance médiatrice pour parvenir à resignifier, dans une mise à distance linguistique et donc nécessairement psychique, une expérience insoutenable à l’origine (Altounian 1996 b). Je me suis servie de la langue de l’autre pour contourner la mienne frappée d’inexistence, le travail libérateur du deuil ne pouvant se faire qu’à l’abri de l’autre langue. J’ai essayé d’écrire, par le détour de celle-ci, un vécu non restituable dans une langue maternelle qui, destituée de ses référents symboliques, déterritorialisée par le génocide, la dispersion et l’exil n’avait pu être ni constituée, ni s’ouvrir au monde, ni se transmettre avec plaisir et amour.

En effet le message paradoxal et tragique qui ne peut se verbaliser entre la mère, l’environnement et l’enfant de cette Histoire, c’est quelque chose comme sa propre négation: « Nous te transmettons une vie sans repères symboliques » et si celui-ci étouffe de trop absorber l’ailleurs fantomatique, déréalisant de ses parents, ses seuls guides et protecteurs, il n’est, par eux, aucunement investi pour lui-même, n’existe pour lui-même aux yeux de personne, ni en ce dedans du logis et partant, ni en son dehors. Aussi, de même que dans l’analyse, le silence de l’analyste constitue le tain où vient se refléter la consistance du sujet en gestation, de même qu’il faut être parlé par la parole de l’autre pour pouvoir y ancrer la sienne - la cure analytique n’étant pas seulement une cure par les mots, mais aussi la salvation des mots oblitérés par l’imposture ou la crudité des urgences -, le travail du deuil ne peut-il s’inscrire que sous le couvert de l’autre langue. Seule la traduction dans l’autre langue qui, par son altérité même, marque la limite de l’interdit et de la castration, opère le refoulement et nomme les nouveaux objets susceptibles d’être investis. L’identification primaire ayant été défaillante, le nourrisson savant ne dispose que de débris déconnectés des textes parentaux; mais libéré, dans la langue d’adoption, de la mère archaïque et de son injonction à être utile et raisonnable, il recompose une donne composite, y trouve un ludisme, jusque-là inconnu, à pouvoir enfin jouer avec les reflets de son destin dans l’altérité des moins déracinés que lui. Alors que ses représentations de mot portaient toutes l’ombre d’un deuil impossible, l’enfant de l’exil peut, par le plaisir au langage de l’autre, déporter cette ombre, subvertir son emprise.

3- Ouvrir la crypte: publier en mon nom le secret criminel

Écartelée, donc, entre une histoire familiale sans échos au dehors et un dehors dénué de pertinence à la maison, j’ai, pour ma propre part, été contrainte à établir des ponts, à rendre  public un texte trop intime et brûlant de mon patrimoine, à m’entremettre à vrai dire pour le restituer au domaine public de l’Histoire afin de m’approprier enfin l’espace privé du travail de deuil (Altounian, 1996 a). En effet, dans le monde où vivent globalement les Arméniens de la diaspora, les référents propres à leur histoire collective n’existent généralement pas. Le génocide de 1915, non reconnu par l’État héritier du crime, n’est pas inscrit dans la mémoire occidentale car il eut lieu sur le versant oriental du contexte géopolitique de la Première Guerre Mondiale, contexte apparemment inactuel pour les enjeux économico-politiques du jour avec la Turquie (Altounian 1999 a, c). Ce qui a causé fracture et transplantation dans l’histoire familiale de tout Arménien de la diaspora, ce qui constitue ses déterminations inconscientes actuelles n’est plus à l’ordre du jour des actualités de son lieu de vie. Il doit souvent, alors même qu’il se trouve parfois dans un environnement curieux et réceptif, décliner son identité, s’expliquer sur le fait qu’il vit là, parmi les autres, il doit pour ainsi dire redoubler le désaveu de lui-même, car s’il est besoin d’expliquer qui l’on est et d’où l’on vient, existe-t-on vraiment, c’est à dire, en tant que fils de ses ancêtres? Ce qui m’a fait écrire est peut-être un défi à cette interrogation: les descendants de survivants à un génocide non reconnu peuvent-ils parler en leur nom (Altounian 1995 a) ?

La séquestration des référents permettant aux enfants de survivants de décliner leur identité les fait vivre dans un profond clivage. Ils sont affectés d’une dissociation propre à la position paradoxale qu’ils ont à soutenir: ils représentent les rejetons incarnés, envers et contre tous bien vivants, d’une ascendance qui, elle, doit demeurer clandestine (Altounian, 1995 b). Une telle emprise les soumet en quelque sorte à un interdit de symbolisation quant aux constituants de leur histoire dans la succession des générations et parmi les autres (Piralian, 1994). N’est-ce pas en ce point précis que se recouvrent privilèges socio-politiques et potentialités psychiques ? Quiconque peut donner expression à l’effondrement qui l’a vu naître lui a, par là, quelque peu échappé et quiconque a le pouvoir d’assujettir ou d’exterminer les êtres vise essentiellement à celui d’anéantir ou étouffer leur advenue à eux-mêmes, leur créativité psychique et culturelle. La capacité à symboliser et à se concevoir dans une lignée est sans doute le privilège par excellence.

J’ai voulu mettre en parallèle la condition déterminante du secret, dégagée par les historiens pour caractériser l’entreprise génocidaire (Ternon, 1994, Davis, 1989), et le sentiment d’illégitimité qui marque la transmission de ce vécu de honte pour l’espèce humaine (Bryce, Toynbee 1915, 1916). J’ai interrogé les modalités de la filiation après un traumatisme  collectif mis en œuvre et vécu dans le secret: Comment le contenu impensable de ce crime secret peut-il habiter la psyché (Abraham, Torok, 1978)? De quel clivage affecte-t-il l’image du corps, les positions identificatoires, le rapport au Nom et au monde chez les descendants des survivants?

4- Faire le deuil de ses morts: les inhumer dans le linceul du texte

L’ensemble de mes articles parus dans la Revue Les Temps Modernes de 75 à 88 dont, en 82, « Terrorisme d’un génocide » présentant le Journal de déportation de mon père, confère au livre qui les a recueillis après coup en 1990 (Altounian 1990), le statut d’un linceul qui enveloppe, inhume un corps hétérogène en souffrance. La traduction et la publication de ce journal, ainsi que son encadrement intellectuel par des textes de réflexion analytique permettent en quelque sorte de socialiser  une ascendance devenue illicite. Je n’ai pu intégrer un quelconque lien à ce texte qu’au cours d’une cure analytique pour une part, mais aussi sur le plan proprement culturel, grâce à l’intercession linguistique et symbolique de son traducteur, de son éditeur; les traductions linguistique et éditoriale d’un manuscrit contribuant en fait à l’élaboration d’une triangulation, donc d’une mise à distance. Le travail de ces passeurs doublant l’original, texte-source inassimilable, par la production d’un texte-cible me permettait de lire objectivement les mots d’un père, dont les récits avaient laissé en moi les traces corrosives d’une écoute fusionnelle et concourait également, bien sûr, à sa traduction psychique.

 « Terrorisme d’un génocide » qui fut publié peu après le premier acte spectaculaire du terrorisme arménien à Paris (prise d’otages au consulat de Turquie en sept. 1981), se compose:

 1°) de ma présentation de ce manuscrit ressenti par moi comme irrecevable, impraticable tant qu’aucun événement n’avait rompu le silence des médias sur la  catastrophe arménienne. J’ai en effet écrit d’abord « A la recherche d’une relation au père soixante ans après un génocide » (in Altounian, 1990), qui est en réalité un travail-écran, avant de pouvoir aborder le manuscrit de mon père: j’avais été très fortement ébranlée en comprenant qu’au delà du témoignage commenté, par moi, de M. Arlen sur son père (Arlen 1975), j’avais à m’approprier celui de mon propre père;

2°) du Journal de Vahram Altounian : Tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919, traduit et annoté par Krikor Beledian et

3°) d’une postface du traducteur qui replace ce texte sauvage, écrit en langue turque mais transcrit en alphabet arménien, parmi les innombrables témoignages identiques de la Catastrophe

Comme le met en évidence la réflexion analytique sur la transmission intergénérationnelle du trauma (Kaës, 1989, 1993), le propre de l’effraction traumatique est bien la mise en échec des formations intermédiaires, des nouages socialisants, culturalisants. Aussi ce qui présida à l’écriture de mes textes fut-il, au regard de l’expérience psychique individuelle, mais aussi au niveau de l’histoire collective, l’épreuve déréalisante d’une non-réponse, d’un silence de l’autre, la traversée d’un univers d’où les liens seraient absents. (Le temps écoulé entre l’exposé sur mes travaux et sa présente publication m’a donné la possibilité d’assister, le 29 mai 1998, à la violente émotion qui se lisait sur le visage des Arméniens les plus âgés lorsque, rassemblés devant l’édifice de L’Assemblée nationale, il leur fut annoncé - après quelque 80 ans d’attente! - que « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 »). J’ai tenu à témoigner d’une destruction qui, au-delà d’1,5 million de victimes, représente, plus radicalement encore, rien moins que l’éradication d’une culture et des référents identitaires qui la constituent. Afin de défier ce vécu, lui opposer un démenti, il m’a fallu suivre un cheminement de nombreuses années.

Au cours de ces années, bien des liens ont dû se tisser pour que cette publication, au sens plein du terme, me devienne représentable et possible. Il est évident que ce recueil n’existe que par ou à cause de son noyau, le texte paternel et le rapport que j’ai pu établir à ce journal dans lequel mon père raconte sa déportation en tant que jeune Arménien de 14 ans. Conformément au titre de cet exposé, « Mettre en mots, mettre en terre, se démettre des ancêtres », ce recueil peut donc être considéré comme la mise en perspective, mise en texte - un texte tenant lieu de sépulture dans l’après-coup d’une autre génération et d’une autre culture - d’un trauma collectif et individuel. Son intitulé emprunté à Corneille: « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », offre une sorte de pierre tombale décente servant à recouvrir le réel du sous-titre : Un génocide aux déserts de l’inconscient.

5- Rencontrer l’autre: interpréter un souvenir écran insistant

Le choix pour le titre des paroles de Corneille a donc métaphorisé cette stratégie, au départ, inconsciente. Ma préoccupation première avait été plutôt de revêtir un désastre interne de ce plaisir salvateur à la littérature que me donna l’école, ou encore de placer la tragédie d’un père sous la protection d’un Père adoptif civilisateur et garant.

Pour conclure et en signe de reconnaissance pour ce prix décerné à mes travaux j’aimerais évoquer ici une scène insupportable, que j’ai restituée il y a vingt ans dans un passage autobiographique de « Une Arménienne à l’école » (in Altounian, 1990) et que ma présence, quelque peu comique et étrange à mes yeux en ce lieu international, vient en quelque sorte dénouer et inverser en son contraire, à la manière d’un  trait d’esprit dissolvant. Je soumets donc à votre perspicacité d’analystes la dysharmonie de ce scénario à trois sans triangulation:

Je me trouvais, comme dans un cauchemar insolite voire impudique, dans un lycée de « classes préparatoires », au bureau de la surveillante générale, entre celle-ci et mon père. Jusque -là, je m’étais arrangée au cours de ma scolarité pour esquiver cette insoutenable confrontation entre l’école laïque française et ce rescapé du désert dont je portais le nom, l’unique grand homme pour moi, mon père. Ma mère n’assumait guère ces fonctions de représentation où il ne restait plus « rien » à représenter, et le règlement était ici impératif. Mon admission en classe de Lettres supérieures dépendait de cette épreuve au cours de laquelle je devenais nécessairement l’agent d’un triple désaveu.

Il n’y avait d’ailleurs d’épreuve que pour moi: pour la surveillante générale, cet homme parlant mal le français, dont l’air imposant et déplacé, les manières raides ignoraient les usages, cet intrus était nullement une recommandation rassurante pour une future élève des classes de concours. Je ne crois pas qu’elle fût ce qu’on appelle « raciste » mais la tradition et le réglement intérieur n’avaient pas prévu ce genre de canditature. Pour mon père, cette employée de bureau rabougrie qui causait, pour perdre son temps, de choses incompréhensibles en ce bas monde - le niveau en version latine, la motivation de la candidate, le nombre de mentions obtenues -, cette femme sans saveur n’éveillait rien en lui, il n’était pas là. Pour moi, mon destin était assujetti à son pouvoir, au verdict qu’elle allait prononcer. Devant elle, je devais me désolidariser de la conduite cavalière de mon père. Dans le regard de celui-ci, je lisais le dédain de me voir m’égarer dans des voies futiles et répudier les mères « illettrées », mais  sages et avisées, de son Orient lumineux. Quant à moi, frappée de mutisme, je ne pouvais exprimer à cette femme combien, malgré mon incapacité à habiter ce carrefour sans rencontre, j’aimais les auteurs, ses pères plus qu’elle peut-être, que j’étais pleine de gratitude pour ses semblables qui m’avaient appris à les lire, qui m’en avaient nourrie en temps de famine.       

     Il est dans le travail analytique des moments surprenants où c’est un mot d’esprit de l’analyste qui entrouvre, au sein d’une souffrance trop familière, l’espace du sourire et de la pensée. De même, cette gratification publique où « l’écolière » d’autrefois se voit reconnaître parmi vous un mérite pour avoir effectué un travail, auquel elle ne pouvait en fait aucunement se dérober, répète, mais pour la remanier, redistribuer avec humour en une mise en scène inattendue, cette confrontation de trois personnages où aucun des protagonistes de jadis n’était en mesure ni de répondre de son autre ni de s’adresser à lui. C’est sans doute la souffrance de cet éclatement et isolement premiers, souffrance individuelle et drame collectif, que mon travail d’élaboration et d’écriture a cherché à « mettre en mots » pour « mettre en terre » les morts, afin de rendre possible que je me sépare, me « démette » d’eux, leur prête une voix et, poursuivant « De l’Arménie perdue à la Normandie sans place » (in Altounian, 1990), fasse parler aussi ceux d’une autre Histoire que la mienne (Altounian, 1997 a, c, 1998).


BIBLIOGRAPHIE

ABRAHAM N., TOROK M. (1978). L’écorce et le noyau. Paris: Flammarion.

ALTOUNIAN J. (1990). « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »/ Un génocide aux déserts de l’inconscient. Paris: Les Belles Lettres / Confluents psychanalytiques (coll. dirigée par A. de Mijolla).

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(1995 c). Traduire les restes, in Lignes  n° 26/9, op. cit..

(1996/1 a). Ce que transmettent pères sans patrie et mères sans ailleurs. In Rev. Franç. Psychanal./ La mort dans la vie psychique, op. cit..

(1996 b). Débat à propos de « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »  (dirigé par M. Tort, avec J. Altounian, K. Beledian, R. Kaës, M. Marian, N. Lapierre). In Papiers du Collège International de philosophie, n°32, sept. 96. Paris.

(1997 a). Sur l’hébergement psychique/ Écrire la rupture réinstaure l’héritage. In l’inactuel, n°7/ Crises, fêlures, ruptures. Paris: Calmann Lévy.

(1997 b) Exil, Écriture, Héritage/ Inscrire l’après-coup du traumatisme parental pour s’inscrire dans une généalogie. In PTAH 1/2, Modernités, résonances psychiques. Paris: ARAPS.

(1997 c) Être expulsé de sa langue. In Cliniques méditerranéennes 56/57 Exil et migrations dans la langue. Paris: Ed. Erès.

(1998) Écriture de soi à travers l’inscription de l’autre/ Être en dette d’un texte à ceux qui furent « sans papiers ». In Écriture de soi et trauma. Paris: Anthropos.

(1999 a) À quel autre parlent les héritiers d’un génocide? (le cas arménien). In Parler des camps, penser les génocides (Colloque Paris Sorbonne, mai 97), à paraître aux Ed. Albin Michel, Paris.

(1999 b) Après un génocide il n’y a plus d’exil/ Comment parler à l’autre quand le fantasme du retour ne parle plus. In Intersignes, Clinique de l’exil (Colloque Paris Salpêtrière, mars 1998).

(1999 c) Quel  rapport à l’autre pour les héritiers d’un génocide non reconnu? In L’actualité du génocide des Arméniens (Colloque Paris Sorbonne, avril 1998).

ARLEN M.J. (1975) Passage to Ararat (trad. franç. 1977: Embarquement pour l’Ararat/ A la recherche de l’identité arménienne, Paris: Témoins Gallimard).

BRYCE J. and TOYNBEE A. (1916)  The Treatment of the Armenians in the Ottoman Empire. Miscellaneous n° 31. London: J Causton and Sons.

CORNEILLE P. (1651). Nicomède. Théatre complet, vol. II, Paris: Garnier, ou n’importe quelle édition scolaire.

DADRIAN V. (1989). « Genocide as a Problem of National and International Law: The World War I Armenian Case and its Contemporary Legal Ramifications » in Yale Journal of International Law 14, 2.

(1995) The History of the Armenian Genocide. Oxford: Berghahn Books.

DAVIS L.A. (1989). The Slaughterhouse Province: An American Diplomat’s Report on the Armenian Genocide, 1915-1917. New Rochelle, NY, Aristide Caratzas.

DONNET J.-L., GREEN A. (1973). L’enfant de Ça. Paris: Éd. Minuit.

HOVANNISIAN R. (1992). The Armenian Genocide: History, Politics, Ethics. New York: St Martin’s Press.

KAËS R. (1989). Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire.In Violence d’État et Psychanalyse. Paris: Dunod.

(1993). Le sujet de l’héritage, in Transmission de la vie psychique entre générations. Paris: Dunod.

MELSON R. (1992). Revolution and Genocide: on the Origins of the Armenian Genocide and the Holocaust. Chicago: University of Chicago Press.

MORGENTHAU H.(1918). Ambassador Morgenthau’s Story. New York: Garden City.

PIRALIAN H. (1994). Génocide et transmission, Paris: L’harmattan.

RACAMIER P.C. (1995). L’inceste et l’incestuel. Paris: Éditions du collège.

TERNON Y. (1994), préface, sous forme de Lettre ouverte à Bernard Lewis,  à Leslie A. Davis, The Slaughterhouse Province, trad.: La Province de la mort. Paris : Éd. Complexe.

(1996), Les Arméniens, histoire d’un génocide. Paris: Points Histoire, Seuil. (Nous nous bornons ici à mentionner seulement cet ouvrage, un des plus importants en la matière, qui comprend évidemment une importante bibliographie des travaux historiques français).

TOYNBEE A. (1915). Armenian Atrocities: The Murder of a Nation. London: Hedder and Stoughton.


The International Psychoanalytical Association

About IPA : Awards and Prizes

Previous prize-winners 

- Elise M. Hayman Award for the Study of the Holocaust and Genocide

The Elise M. Hayman Award was initiated in 1989 by Dr Max Hayman in memory of his wife, Elise. The award is made biennially for the most cogent, relevant and commendable work on the Holocaust, and genocide, current or historical.

2005

Ilany Kogan, Israel

2004

Dori Laub, USA

2001

Yolanda Gampel, Israel

1999

Henry Krystal, USA

1997

Janine Altounian, France

1995

Mortimer Ostow, USA

1993

Judith Kestenberg, USA

1991

Milton Jucovy, USA

1989

Susan Zucotti, USA

- The Hayman Prize for Published Work Pertaining to Traumatised Children and Adults

A second award, also funded by Dr Hayman, was set up in 1997. An award is made to the author or authors of the best paper on this subject published in a book or in a recognised psychoanalytic or other scientific journal during the two years preceding a biennial international Congress of the IPA.

2005

Margarita Díaz Cordal, Chile

2004

Marilu Pelento and Julia Braun (both Argentina)

2001

Suzanne Kaplan, Sweden

1999

Hans Keilson, The Netherlands

- The Sacerdoti Prize

This prize, funded by Cesare Sacerdoti, previously of Karnac Books, dates from 1987. It is awarded for the best individual paper submitted by a relatively young author who is presenting a paper at an international congress for the first time.

2005

Viviane Sprinz Mondrzak, Alice Becker Lewkowicz, Aldo Luiz Duarte, Anna Luiza Kauffmann, Eneida Iankilevich, Gisha Brodacz, Gustavo P. Soares and Luis Ernesto Pellanda (all Brazil)

2004

Daria Colombo, USA

2001

Hélène David, Canada

1999

Alicia N. Szapu de Altman, Argentina

1997

Michael I. Good, Max Day and Eve Rowell (all USA)

1995

Dana Birksted-Breen, UK

1993

Graciela Schust-Briat, France

1991

Rosine Jozef Perelberg, UK and Aloysio

Augusto D’Abreu, Brazil

1989

Danielle Quinodoz, Switzerland


[i] P. Corneille, Nicomède, vers 132 et 771.

[ii] Ibid., vers 782 à 786.

[iii] Ibid., vers 1712 et 1713.

 

Débat: 
Prix IPA « Elise M. Hayman Award » 1997
Date: 
03/07/1997
Lieu: 
The International Psychoanalytical Association
Langue: 
français