Mireille Sardat-
Caroline Gros – Les Lettres de la SPF, Société de psychanalyse freudienne, n° 43, 2020
11 janvier 2020
Von Erich Kettenhofen – Deutsch-Armenische Gesellschaft (DAG) 185, décembre 2019
12 avril 2020

Version 5

LETTRE  OUVERTE A JANINE

Penser à remercier la personne qui me passe la parole. Merci Caroline…

C’est au sous titre, « Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud », que je me suis attachée pour écrire une Lettre ouverte à Janine Altounian, une lettre que je vais vous lire.

Dans cette lettre j’ai cherché à cerner le « genre », c’est-à-dire le mode d’écriture de Janine Altounian, et par ce biais son « mode d’existence » en somme.

 Pour cela j’ai d’abord tenté de  préciser son rapport à l’Histoire, à la traduction, à la transmission, trois éléments évidemment indissociables pour Janine Altounian, puis j’ai  abordé le Journal de déportation de son père, du point de vue de l’archive, un manuscrit qui me semble au cœur du lien Histoire/histoire.

 

Chère Janine,

 

I. Ce que j’entends dans ce sous titre c’est « analysante », « héritière  de survivants » et « traductrice ».  

De fait tu constates  souvent n’appartenir à aucune discipline, tu dis être à l’intersection  de l’Histoire, de la Littérature et de la Psychanalyse.

Dit autrement : tu te joues des frontières de genre.

Tu n’es à proprement parler ni historienne, ni écrivain, ni analyste. On ne peut pas te situer.

Je dis ça parce que on pourrait croire que ce que tu racontes c’est ton histoire avec ton père, avec le manuscrit de ton père, ou avec l’Arménie, ou alors  avec l’Histoire, avec un grand H., ou bien encore avec l’équipe de traduction des œuvres de Freud ?

Un peu, il y a un peu de ça…

Mais en fait ce que tu racontes d’abord c’est ton histoire avec la démocratie.

Car pour toi, je résume, pas d’intégration possible des étrangers sans démocratie, et en particulier sans une école de la république  pensée par toi comme  mère « suffisamment bonne » (p.244).

Dans ton équation personnelle je soulignerai donc, si tu veux bien, le Politique.

Et je dirais que ce qui fait tenir ensemble  ces éléments Histoire, Psychanalyse, Littérature, et  le Politique, chez toi, c’est  l’écriture, ou plus exactement ton  mode d’écriture.

Une écriture issue, en particulier,  à la fois de la cure analytique, de ta lecture de l’Histoire et du Politique, et de ton travail de traductrice autour de l’œuvre de Freud.

Ton mode d’écriture permet la coexistence pacifique de chacun de ces termes et sait rassembler des mondes habituellement désolidarisés, dissociés.

 De fait traduire/interpréter /subjectiver/ témoigner/transmettre, cette séquence  infuse dans tout ton  travail,  dans chaque mot.

S’impose à moi la vision d’un carrefour démultiplié, celui de l’intersection Histoire, Politique, Culture, Littérature, Psychanalyse, où chaque élément de la composition ainsi créée procède inextricablement du précédent comme du suivant, sans qu’aucun privilège des uns ou des autres, aucune hégémonie  n’en vienne  rompre l’équilibre.

 

3mn10

 

RAPPELER les affinités de la psychanalyse avec la démocratie :

Recul de la psychanalyse, recul de la démocratie, recul de l’intégration.

 

 

II.

Je veux me tourner maintenant plus particulièrement vers ces  vieux couples Histoire/Littérature d’une part, Littérature/Psychanalyse d’autre part, leurs relations ont déjà été beaucoup étudiées. A ces vieux couples tu as offert une rencontre inhabituelle, du moins pour ce qui concerne l’Histoire et la Psychanalyse.

 Leurs rapports, (comme Boucheron le rappelle dans son livre, Faire profession d’historien,) restent encore  frileux…[1]

 

Ecrire en « témoin » de l’Histoire, comme de sa propre histoire, on le sait, participe  aussi d’un  travail d’« analysante ». (p.14)

Tes livres contribuent à construire ce lien petite histoire/grande Histoire.

 

La question que je te pose est la suivante: sommes nous alors devant un genre d’écriture proche de ce que Pierre Nora  a nommé, dans les années 80, l ‘ego histoire[2], pour définir une nouvelle façon de faire de l’histoire ? Afin de ne pas rester « hors sol ». C’est-à-dire, je cite Pierre Nora, « expliciter, en historien, le lien entre l'histoire qu'on a vécue et l'histoire qui vous a fait »?

 

Ne peut-on pas retrouver cette façon de faire, ce genre historiographique, dans ton travail?

 

On pourrait en débattre plus tard.

 

4mn20

 

III.

J’en viens à la traduction, car c’est la traduction,  ton outil d’origine, une sorte de couteau suisse ? qui t’accompagne partout dans tes livres. Et qui peut-être qualifierait ton mode d’écriture, en tout cas ton mode d’existence ?

 

  • En filigrane, dans tes textes, passe en effet l’idée que tout est toujours affaire de traduction.

Ou plus exactement, pour reprendre la fameuse formule de Laplanche « tout n’est pas sexuel, mais il y a du sexuel dans tout » puis je dire : tout n’est pas traduction mais qu’il y a de la traduction dans tout ?

Traduction non pas tant pour rechercher un sens, dis tu,  mais, je te cite « pour se faire le truchement d’une charge pesante, émanant d’un message transcendant le compréhensible,  dont il faut se départir en le transmettant ». (p.128)

Traduction, transmission, ces mots, avec toi,  deviennent une paire indissociable pour les héritiers de survivants.

Transmettre c’est d’abord un travail de traduction, et un travail qui demande plusieurs générations. (p. 85-86)

 

5mn25

 

  • « Tu dois traduire parce que c’est intraduisible »[3] te disait Laplanche.

( Laplanche inspiré par la lecture de  Benjamin, je crois ?)

 

Laplanche a beaucoup écrit sur ce qu’il appelait la  « pulsion de traduction ».

Une traduction de l’« infra verbal » qui porte sur des « messages énigmatiques » venus de l’adulte et « compromis » par son sexuel infantile.

Et, de fait,  tu écris sur l’intraduisible du trauma, sur la nécessité de « traduire le matériau psychique écrasant hérité du passé traumatique », de traduire d’abord les messages énigmatiques reçus au travers des corps, et des affects. [4]

 

Dit autrement : il s’agit de transformer, modifier, de « donner une forme à l’informe ».

 Je te cite :

« Cet univers archaïque aux personnages envahissants et endeuillés par la rupture de tant de liens, aux scénarios dramatiques et disparates, cet environnement de vie brute dans la proximité menaçante d’un grand malheur auquel les survivants ont certes échappé, mais qui parvient sans mots jusqu’à leurs héritiers, se vit alors par eux comme une matrice engloutissante et informe ayant pour seule vocation de les nourrir, les vêtir et les protéger.

L’écriture peut néanmoins opérer un déplacement de ce rapport ambigu à des attachements étouffants en les dégageant, peu à peu, de la gangue de sensations où ils étaient enterrés, à vrai dire enterrés vivants.

Ainsi, pour accéder à une quelconque subjectivation de leur héritage, ceux des héritiers qui peuvent écrire à partir de cette « expérience source », recourent-ils à l’écriture afin  de se constituer, à l’extérieur de cette matrice informe, un corps délimité, différencié, sexué.

 La construction d’un corps externe sous forme d’écriture constitue alors pour eux  la recomposition d’un soi à partir de miettes ». et tu termines par« Ecriture de soi », « écriture du corps » se recouvrent[5]. Fin de citation.

 

  • Il  s’agit aussi de traduire/transmettre par l’écriture son expérience, ce que le traducteur du Journal, Krikor Beledian, qualifie de « processus d’intégration par l’écriture du magma de l’expérience vécue »[6].

L’écriture, en réalisant ce travail de passage, écrit-il, constitue en retour l’expérience elle même, « donne corps à l’expérience ».

 

Traduire, transformer, métaboliser,  transmettre c’est sur cette trame que tu conduis ton travail, autour de, ce que j’appellerai maintenant, le  polyptique, Histoire, Ecriture, Psychanalyse, Politique.

Traduire : tu es donc là aussi à une autre intersection, au confluent de tous les modes de traduction.

Que ce soit la traduction des Œuvres de Freud,

Ou la traduction comme synonyme d’élaboration psychique[7] :  

 L’enfant de survivants est « condamnée à traduire » dis tu, reprenant la formule de Piera Aulagnier à propos de l’être humain qu’elle dit «  condamné à investir ».

Et enfin, si comme tu le dis, transmettre est d’abord un travail de traduction, alors  j’ai envie d’ajouter : « condamné à transmettre » ?

A propos de la portée séditieuse, politique  de la transmission tu pourras peut être nous en dire plus tout à l’heure ? cf. le chapitre 3  de la p.195 à p.203

Traduire donc? Passer au dessus du vide, créer des ponts, permettre le passage d’une rive à l’autre.

Et pourquoi faire le « passeur », pourquoi organiser des lieux de passage entre les mondes, pourquoi traduire, pourquoi écrire ?

C’est que la littérature peut, je te cite,  « créer un englobant symbolique », une enveloppe psychique, afin de « délimiter un vide inhabitable », ce « vide de sidération que vient peu à peu occuper l’écriture »[8].

On le voit bien avec Georges Perec, en particulier, un écrivain qui compte pour toi. Je ne citerai que W ou le Souvenir d’enfance. Où il s’agit aussi pour Perec de « créer un englobant »[9]

9mn45

  • Tu traduis l’intransmissible, intransmissible pour le témoin, tu écris autour de ce vide pour le délimiter. Tu  luttes contre l’impossible de la transmission, et tu le paies de la mélancolie qui l’accompagne.

Tout ton chapitre 3 de ce dernier livre est construit autour de l’impossibilité de témoigner et de transmettre, et je le précise encore une fois : pour le témoin.

Plus précisément : il n’est possible de témoigner, écris tu,  que à partir  de l’impossibilité de témoigner[10].

Ou alors me dis je : il n’est possible de  témoigner  que du prix de l’intransmissible dans la transmission. Ce prix n’est-il pas celui de la mélancolie ?

  • Ou encore,  autre version, autre lecture : ce qui est transmis, transmissible seulement, c’est un savoir-faire avec la mort.

Le seul  savoir-faire des survivants n’est-il pas  celui là ?

Comment ne pas y voir d’ailleurs la source du « vide », de la mélancolie reçue pour seul héritage, ce dont tu peux toi aussi témoigner ?

Compte tenu de cet héritage il me semble que l’une de tes  questions est aussi la suivante :

Comment penser le temps présent ? Comment penser la catastrophe de la migration, de l’exil, aujourd’hui ?

De fait, sans le traitement que tu imposes à l’Histoire, c’est à dire sans la place que tu donnes en particulier  à l’actuel, la séquence  Histoire, Psychanalyse, Littérature, Politique, ne serait pas féconde.

11mn20

 

IV. J’en viens maintenant plus précisément  au manuscrit de ton père,  manuscrit mais d’abord une archive au cœur du lien Histoire/histoire.

 

C’est donc autour de ce  couple Histoire /histoire, à partir  de ce que tu appelles l’ « expérience source »[11] du génocide arménien, et sur la base des archives que sont le manuscrit ou, en particulier, les ruines des maisons familiales  de Bursa,

autre « texte source » en somme,  fragments d’un texte de pierre, de terre,  que je terminerai.

Je commencerai par rappeler que, dans tous tes livres, tu n’hésites pas, je te cite, « à assumer  le dérisoire de cette tâche à savoir, « témoigner de l’extermination de ses ancêtres » (p ;19-20) quand partout ailleurs c’est la débâcle des migrations, l’extermination des chrétiens d’Orient, je rajoute celle des Kurdes aujourd’hui, et cela quand en France sévissent le chômage, la paupérisation, le fanatisme identitaire, et la mise en péril de la laïcité , de la démocratie etc.

12mn18

De plus Krikor Beledian, le traducteur du Journal de déportation,  explique que ce Journal n’est même pas un témoignage au sens habituel[12].

Pour l’historiographie traditionnelle en effet ce n’est pas un témoignage à prendre au sérieux : pas de noms, pas véritablement de « preuves » comme en réclament les historiens de métier.

Pour  ton père, Vahram Altounian, il s’agit avant tout de « tracer un trajet dans l’espace »[13] note Beledian, le traducteur.

Or c’est aujourd’hui, avec cette référence à l’espace,  que certains historiens, comme Patrick Boucheron, font de l’Histoire, il dit : 

« Ecrire de l’histoire c’est faire un récit d’espaces, c’est essayer de comprendre comment un peu de temps se plie dans l’espace. »Fin de citation

 Il me semble que, particulièrement dans ton dernier livre, devant les ruines de Bursa, c’est ce que tu tentes de faire. 

En ce sens ton père a fait un « récit d’espaces », tu as écrit un livre d’espaces : dès lors vous avez fabriqué un livre d’Histoire…Et vous avez fabriqué, à partir d’une archive, un document auquel on pourra se référer.

13mn04

 Patrick Boucheron dit aussi que « L’Histoire c’est réaliser que ça a eu lieu »[14]

Alors comment réaliser que ça a eu lieu face à ce que tu nommes « l’effacement des lieux » ?

Comment le réaliser sinon face aux ruines elles-mêmes, sinon dans son corps ?

C’est devant les ruines des maisons familiales de Bursa, dans le quartier arménien, que tu  comprends, dis tu, « pour la première fois « corporellement », ce que signifie le fait de quitter brutalement et définitivement sa maison. »

Comment faire l’Histoire  de ce qui a été effacé, de ce qui a été  dénié ?

De ce qui est en voie d’effacement à Bursa, ou du risque couru autrefois par les écrits de ton  père ?

Car le manuscrit a par deux fois failli disparaître[15]. La première fois au fond d’un placard, puis la suivante du fait d’une première traduction « adaptée », trop lissée. (Première publication dans les Temps modernes en 1982.)

Or il s’agit  de faire aussi de l’Histoire, c’est à dire produire des documents « recevables », avec ces témoignages « dérisoires » , qu’on ne « prend pas au sérieux », qui ne rentrent pas dans le cadre décidé par les chercheurs, sinon à être soumis à une réécriture , à une traduction qui les rendent « acceptables »[16].

Or cette « littérature de gens démunis », écrit Beledian, n’est « ni une preuve, ni un document, ni une fiction ». C’est un reste en somme, un reliquat.

 Que faire alors de ces « reliquats », de ces  « déchets » dont le chercheur[17] ne veut pas, ou dont il ne sait  que faire ? 

C’est ainsi que la nécessité de revenir au texte « pas sérieux », au « texte sauvage », s’est imposée à Beledian. Car pour lui le style est un « mode de configuration de l’histoire vécue »[18].

Cependant, comme la psychanalyse, je pense en particulier au texte de Freud sur Moïse et Michel Ange, certains historiens aspirent aussi à la prise en compte du « reliquat ».

15mn25

Je renvoie là au dernier livre d’Arlette Farge, Vies oubliées[19], où elle explore les bribes d’archives, l’inclassable, la ruine en somme dont personne ne veut.

Le « dérisoire » précisément.

Dans tout son travail  on retrouve une conviction comparable à celle de la psychanalyse, celle de la nécessité de fabriquer une Histoire « sensible », à partir  de faits « minuscules », chez les « gens de peu ». (cf. Vies minuscules de Pierre Michon)

15mn50

Conduite par une méthode semblable la psychanalyse écoute, construit,  reconstruit l’histoire de quelqu’un, à partir de quelques faits « minuscules » de la vie quotidienne, sur des reliquats. Il s’agit aussi pour nous, analystes, de « travailler sur le minuscule, le singulier, le quasi imperceptible », mais aussi sur le reliquat, c’est à dire ce qui a été laissé derrière soi, abandonné.

Freud écrit, dans le Moïse de Michel Ange, que la psychanalyse est « habituée, partant de traits dédaignés ou ignorés de l’observation –du déchet, du refuse- à deviner des choses secrètes et cachées ».[20]

Que ce soit dans le travail sur le « minuscule », ou par celui sur les « restes » d’une histoire individuelle, singulière, sur ce que Arlette Farge appelle « l’inabordé », le « toujours tu », on voit bien comment Histoire et Psychanalyse s’intriquent étroitement.

 Au fond si l’historien, comme le psychanalyste, est  celui qui permet la res­ti­tu­tion d’une voix, alors entre historiens et psychanalystes la frilosité n’est plus de mise.

De fait développer, instruire ce lien de la psychanalyse  avec ce que l’archive dite personnelle a de «minuscule», de dérisoire,  avec les « reliquats » d’une histoire singulière, c’est essentiel pour la grande Histoire. Et c’est un acte politique fort pour réveiller le désir de démocratie.

Certains commentateurs voient dans le manuscrit de ton père, c’est un constat auquel tu ne souscris pas (p.177),  le récit « dépersonnalisé » sur ce qu’il a « enduré », un « rapport d’étapes sans larmes ».

Un récit en somme factuel, proche de l’objet-pur.

(A citer éventuellement un commentaire du traducteur, Krikor Beledian :

 « Pas de larmes, pas de sentiments. Il semble que l’affectif a disparu. Des actes, des faits, des épreuves, une énumération de noms de lieux. Du descriptif derrière lequel semble s’abriter le regard scrutateur du témoin. »)

De fait, les lieux traversés lors de la déportation sont scrupuleusement situés et nommés dans le récit de ton père : peut-on comprendre aussi cette description comme la marque du caractère impératif de toujours avoir à dresser une  « topographie de la terreur » ? Serait ce  une autre façon de « consigner », de donner forme, de « délimiter » ?

Et puis face à cette topographie, dans ce Journal,  c’est aussi  tout ce qui manque, tout ce qui n’est pas dit,  tous les silences, qui témoignent de l’horreur de la déportation[21].

Un travail « archéologique » (je me réfère bien sûr à Foucault) serait nécessaire pour retrouver le « mouvement secret de la pensée » de ton père dans son écrit.

A l’absence de sens des évènements, répond ce manuscrit qui est un récit de l’absence absolue, une écriture en forme  d’absence.

18mn35

D ‘ailleurs, dans ce texte du père, s’agit-il même d’absence puisque d’altérité il n’est plus question, le Nebenmensch a le plus souvent disparu ?

Tu dis de ce manuscrit qu’il est  « irrecevable » : tu l’as d’ailleurs reçu comme une « bombe », dis tu : c’est  la description  d’un meurtre d’âme, mais aussi  de celui d’une culture.

Aborder le manuscrit dans cette perspective me semble pouvoir éclairer ton rapport à l’écriture, ton mode d’écriture, et peut-être aussi ton horreur d’écrire.

Je  terminerai en citant Duras :

« Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde, et de même sur le corps mort de l’amour. Que c’était dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait, pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé ».  Fin de citation (M. Duras dans L’Amant-1984)

OUI J’AI CITÉ CETTE PHRASE DANS LE PEMIER  TEXTE QUE J’AI ÉCRIT  ET PUBLIÉ  APRÈS :L’EFFACEMENT : » Écrire pour les mères  qui n’ont pas pu aller à l’école »

 Consigner c’est à dire, encore une fois: délimiter.

Car enfin, est-il nécessaire d’ajouter que le manuscrit de ton père  laisse le lecteur au bord du vide, au bord de l’effacement ?

 On ne peut le lire sans un vertige lié à la disparition des repères, de l’altérité,  dans une sorte d’identification à l’anéantissement.

De fait  ton père invente un langage qui devient expérience, et qui devient  protestation subversive .[22]

 Je te cite (p.19): « Faire un deuil ne mène pas à l’oubli mais au maintien de la protestation véhémente » contre l’effacement.  Tu invoques une « parole d’une vérité subversive », à faire naître.

L’écriture de la fille se fait alors linceul, elle enveloppe l’écriture du père : l’ordre des contenants est inversé, un lieu est donné. C’est ton mode d’écriture, c’est un mode d’existence…

Je m’arrête là mais j’aurais envie  d’aller plus loin sur ces questions.

 

Amitiés.
M.

 

Total environ 20mn35

 

Quelques dates

 

1915 : génocide arménien, génocide reconnu par la France en 1998…

Un génocide plus ou moins « effacé » longtemps par le contexte, celui de la première guerre mondiale, (puis par la Shoah, mais aujourd’hui ce sont bien les études sur la Shoah qui en permettent en partie la reconnaissance. Un autre débat).

1968 : première analyse de J.A.

1970 : rencontre avec l’équipe de traduction de Laplanche

1974 : fin de la première analyse

1975 : Simone de Beauvoir publie le premier article, « Comment peut on être arménien ? », de J.A. dans les Temps Modernes.

1978 : J.A. lit le manuscrit de déportation du père, Vahram Altounian, grâce à sa première traduction par Krikor Beledian.

A la suite de cette lecture commence une seconde analyse.

Entamera une troisième analyse plus tard, à la mort de sa mère.

1982 : publication du manuscrit sous le titre « Terrorisme d’un génocide » dans les Temps Modernes.

1983 : intègre l’équipe de traduction de Laplanche

2003 : parution de « L’écriture de Freud. Traversée traumatique et traduction. »

2009 : Parution de « Mémoires du génocide arménien. Héritage traumatique et Journal analytique. »

2012 : fin des trente ans de collaboration à la traduction des Œuvres complètes de Freud sous la direction de Jean Laplanche (« père spirituel » de J.A., et  décédé en 2012).

2013 : retour à Bursa, en Turquie, ville d’origine de la famille de J.A., soit 98 ans après que ses parents, et ses grands parents,  en aient été expulsés puis  déportés.

2019 : publication de ce dernier livre pour, je résume, penser l’effacement d’un monde, témoigner d’une « expérience de néo réalité » lors de ce retour à Bursa, et faire appel aux « capacités d’hébergement psychique du lecteur » (p.17).)

 

J.A. Mail de l’été

Ta réponse à l’évocation du livre d’A.F.

Je puis t'assurer que ton idée est totalement justifiée: L'écouter a fait naître en moi toutes sortes de réflexions que je ne m'étais pas faites en ces termes et au delà de cet auteur, j'ai constaté que ta suggestion et donc ce que j'entendais ont relancé en moi mon plaisir à penser autour de mon travail qui souvent disparaît totalement, voire même m'inspire une sorte de dégoût du ressassement – plaisir dont je te suis particulièrement reconnaissante.

 

Version précédente

 

17 0CTOBRE 2019

LETTRE A JANINE

 

Chère Janine

 

Tu dis souvent que tu es à l’intersection  de l’Histoire, de la Littérature et de la Psychanalyse.

Dit autrement : tu te joues des frontières de genre.

Tu fais au fond le pari de n’être nulle part. D’échapper au genre. Tu n’es ni historienne, ni écrivain, ni analyste, et  un peu de tout cela en même temps. On ne peut pas te situer.

Ni nommer cette intersection, ce nouveau genre que tu crées. Ou davantage qu’un genre un « mode ».

Je commencerai par me demander si  cette position, qui est celle que tu occupes dans tous tes livres, ne serait pas nécessairement la position de l’humain « déterritorialisé »[23], en exil, « transgenre » ?  Mais dans ton cas, être déterritorialisée est une aubaine : celle de s’affranchir des servitudes des territoires propres à l’Histoire, à la Littérature, à la Psychanalyse. Et se permettre ainsi de migrer entre les mondes,  pour  penser, hors de nous même.

Freud souhaitait lui même l’ouverture de la psychanalyse sur d’autres disciplines.

C’est ce que tu fais, on en parlera ; tu donnes en effet  une place centrale à la question du politique dans tout ton travail, à la démocratie, et, tout particulièrement, à l’école de la République.

Je dis ça parce que on pourrait croire que ce que tu racontes c’est ton histoire avec ton père, ou avec l’Arménie, ou alors  avec l’Histoire, avec un grand H., ou bien encore avec l’équipe de traduction des œuvres de Freud ?

Un peu.

Mais en fait ce que tu racontes c’est ton histoire avec la démocratie, ta vie privée et ta vie politique c’est la même chose. Comme toujours. Dans ton intersection personnelle je rajouterais donc, si tu veux bien, le Politique.

La femme « militante » elle est là, aussi sur ce terrain là.

Quand tu écris, dans le chapitre 3 de ton dernier livre, que : « L’appétence à la culture de l’autre ne s’éprouve que dans un environnement sécurisant et démocratique. », j’entends parler  la femme « militante»,  la femme de « terrain », la femme engagée dans la défense de la démocratie.

Et puis aussi il y a l’écriture, ou plus exactement un mode d’écriture qui fait tenir ensemble  les éléments de ton équation personnelle, Histoire, Psychanalyse, Littérature, et  le Politique.

L’écriture est au cœur de  ton travail, même si tu évoques souvent ton horreur d’écrire.

Ecriture de la traductrice,  « écriture d’analysante »,  « écriture testimoniale ».

Ou encore, comme tu le dis parfois, « écriture  diasporique » : est ce une écriture en mode « connecté », en réseau, en rhizome aurait-on dit autrefois ?

Ces écritures  se mêlent et se fécondent mutuellement, créant ainsi, par une sorte de métissage, un mode d’écriture inédit.

Aucun de tes modes d’existence n’est hégémonique. Ton dispositif d’écriture, et d’existence, est composite : c’est là ta force.

Ton mode d’écriture permet la coexistence pacifique de chacun de ces termes et sait rassembler des mondes habituellement désolidarisés, dissociés.

Préciser ce qu’est un mode d’existence ?

 De fait traduire/interpréter /subjectiver/ témoigner pour transmettre, cette séquence  infuse dans tout ton  travail,  dans chaque mot.

S’impose à moi la vision d’un carrefour démultiplié, celui de l’intersection Histoire, Politique, Culture, Littérature, Psychanalyse, où chaque élément de la composition ainsi créée procède inextricablement du précédent comme du suivant, sans qu’aucun privilège des uns ou des autres  n’en vienne  rompre l’équilibre.

Je veux me tourner maintenant plus particulièrement vers ces  vieux couples Histoire/Littérature d’une part, Littérature/Psychanalyse d’autre part,  de vieux couples auxquels tu as offert une rencontre inhabituelle, du moins pour ce qui concerne l’Histoire et la Psychanalyse  dont les rapports restent encore  frileux…[24]

Ecrire en « témoin » de l’Histoire, comme de sa propre histoire, on le sait, participe  aussi d’un  travail d’« analysante ».

Tes livres contribuent à construire ce lien histoire/Histoire, en compagnie d’autres auteurs comme Françoise Davoine et Jean Max Gaudillière[25] qui, sur un autre mode,  ont eux aussi étayé ce lien.

Traduire/témoigner : une  tâche à laquelle tu t’obliges pour survivre à l’exil, pour, je te cite, « consentir à l’exil »[26]. « Traduire », écris tu, « c’est abandonner la terre fertile de l’original sans rien pouvoir en emporter, si ce n’est l’énoncé de sa perte, le souvenir de son existence, sa certitude sans sa saveur. »

Traduire/interpréter : l’enjeu est de résister à la désorientation  qui escorte l’expérience d’être interdite d’un lieu qui est le sien,  l’expérience de la déterritorialisation.

Sommes nous alors devant un genre d’écriture proche de ce que Pierre Nora  a nommé, dans les années 80, l ‘ego histoire[27], pour définir une nouvelle façon de faire de l’histoire ? Afin de ne pas rester « hors sol ». C’est-à-dire, je cite, « expliciter, en historien, le lien entre l'histoire qu'on a vécue et l'histoire qui vous a fait »?

 Ne peut-on pas retrouver cette façon de faire, ce genre historiographique, dans les textes de  Janine Altounian ?

En historienne, en analysante, en écrivain, en traductrice, et aussi  en descendante d’une famille de survivants à un génocide, ne peut on pas dire qu’elle explicite le lien entre le récit du génocide vécu par ses ascendants et ce qu’il a fait d’elle ?

C’est  la traduction, ton outil d’origine, une sorte de couteau suisse ? qui t’accompagne partout dans cette recherche. Tout est toujours affaire de traduction. Traduction, transmission, ces mots, avec toi,  deviennent des synonymes.

« Tu dois traduire parce que c’est intraduisible »[28] t’encourageait Laplanche.

Laplanche a beaucoup écrit sur ce qu’il appelait la  « pulsion de traduction ».

Une traduction « infra verbale » qui porte sur des « messages énigmatiques », non nécessairement verbaux, venus de l’adulte et « compromis » par son sexuel infantile.

Et de fait tu écris sur l’intraduisible du trauma, sur la nécessité de « traduire le matériau psychique écrasant hérité du passé traumatique », de traduire d’abord les messages énigmatiques reçus au travers des corps, et des affects, dès l’origine.

C’est du  besoin de « traduire l’intraduisible »[29] que procède le travail littéraire, le travail de la création en général.

Dit autrement : il s’agit de transformer, modifier, je te cite : « donner une forme à l’informe ».

Et aussi bien il peut s’agir de traduire par l’écriture son expérience, ce que le traducteur du Journal, Krikor Beledian, qualifie de « processus d’intégration par l’écriture du magma de l’expérience vécue »[30].

L’écriture, en réalisant ce travail de passage, écrit-il, constitue en retour l’expérience elle même, « donne corps à l’expérience ».

 Quant à « Traduire l’intraduisible » c’est bien  l’objet du « rendez vous secret » – tu reprends l’expression de Benjamin [31] dans son texte Sur le concept d’histoire – d’un rendez vous secret entre ton père et toi.

Traduire, transformer, métaboliser, puis transmettre c’est sur cette trame que tu conduis ton travail, autour de, ce que j’appellerai maintenant, le  polyptique, Histoire, Ecriture, Psychanalyse, Politique.

Traduire : tu es donc là aussi à une autre intersection, au confluent de tous les modes de traduction.

Que ce soit la traduction linguistique, celle des Œuvres de Freud,

Ou la traduction comme synonyme d’élaboration psychique[32].

 L’enfant de survivants est « condamnée à traduire » dis tu, reprenant la formule de Piera Aulagnier à propos de l’être humain qu’elle dit «  condamné à investir ».

 Puis-je ajouter : « condamné à transmettre » ?

Et prolonger alors la formule de  Laplanche par la suivante :

« Tu dois transmettre parce que c’est intransmissible ». ?

(Je me permets là un  aparté : dans les institutions psychanalytiques on peut vouloir instaurer de la transmission pour cette même raison ? Parce que le savoir faire analytique est intransmissible ? Ou alors seulement transmissible sur le mode de transmission de  la langue maternelle ? Par contagion en somme ?)

Traduire donc? Passer au dessus du vide, créer des ponts, permettre le passage d’une rive à l’autre.

Et pourquoi faire le « passeur », pourquoi organiser des lieux de passage entre les mondes, pourquoi traduire, pourquoi écrire ?

Tu écris, dis-tu, pour « créer, par la littérature, un englobant symbolique », une enveloppe psychique, afin de « délimiter un vide inhabitable », ce « vide de sidération que vient peu à peu occuper l’écriture »[33].

Tu traduis l’intransmissible, tu écris autour de ce vide. Tu  luttes contre l’impossible de la transmission, et tu le paies de la mélancolie qui l’accompagne.

Pour toi non plus la mélancolie n’est pas une muse.[34]

Tout le chapitre 3 de ce dernier livre est construit autour de l’impossibilité de témoigner et de transmettre.

Plus précisément : il n’est possible de témoigner que de l’impossibilité de témoigner[35].

Ou alors me dis je : il n’est possible de  témoigner  que du prix de l’intransmissible dans la transmission. Le prix est celui de la mélancolie.

Ou encore,  autre version, autre lecture : ce qui est transmis, transmissible seulement, c’est un savoir faire avec la mort.

Le seul  savoir faire des survivants n’est-il pas  celui là ?

Comment ne pas y voir la source du « vide », de la mélancolie reçue pour seul héritage, ce dont tu peux toi aussi témoigner ?

Si je reviens maintenant à ta position au sein de l’ego histoire : il me semble que l’une de tes  questions est aussi la suivante : comment penser le temps présent ? Comment penser la catastrophe de la migration, de l’exil, aujourd’hui ?

(Je me permets de rappeler que ce mot de « Catastrophe », avec un C majuscule,  désigne le génocide en langue arménienne.)

De fait, sans le traitement que tu imposes à l’Histoire, c’est à dire sans la place que tu donnes en particulier  à l’actuel, la séquence  Histoire, Psychanalyse, Littérature, Politique, ne serait pas féconde.

Le manuscrit, une archive au cœur de ce lien.

C’est donc autour du couple Histoire /histoire, à partir  de ce que tu appelles l’ « expérience source »[36] du génocide arménien, et sur la base d’autres  « textes source » que sont le manuscrit, ou les ruines des maisons familiales  de Bursa,  que je terminerai.

Tu dis que ce texte de ton père a été soumis à la réflexion de psychanalystes, analysé parfois en tant que « texte source » du trauma.

Ou nommé « texte originaire » (par Chiantaretto).

Mais c’est d’abord une archive.

Krikor Beledian, le traducteur du manuscrit,  explique que ce manuscrit n’est pas un témoignage au sens habituel[37].Pour l’historiographie traditionnelle en effet ce n’est pas un témoignage à prendre au sérieux : pas de noms, pas véritablement de « preuves » comme en réclament les historiens de métier.

Pour  ton père, Vahram Altounian, il s’agit avant tout de « tracer un trajet dans l’espace »[38] note Beledian, le traducteur du manuscrit.

Or c’est aujourd’hui, avec cette référence à l’espace,  que certains historiens, comme Patrick Boucheron, font de l’Histoire, il dit : 

« Ecrire de l’histoire c’est faire un récit d’espaces, c’est essayer de comprendre comment un peu de temps se plie dans l’espace. »

 Il me semble que, particulièrement dans ce dernier livre, devant les ruines de Bursa, c’est ce que tu tentes de faire. 

En ce sens ton père a fait un « récit d’espaces », tu as écrit un livre d’espaces : dès lors vous avez fabriqué un livre d’Histoire…

 Boucheron dit aussi que « L’Histoire c’est réaliser que ça a eu lieu »[39]

Alors comment réaliser ce qui a eu lieu face à ce que tu nommes « l’effacement des lieux » ?

Comment faire l’Histoire  des effacements, des dénis ?

Effacement des lieux de Bursa, effacement des écrits du père ?

Car le manuscrit a par deux fois failli disparaître[40]. La première fois au fond d’un placard, puis la suivante du fait d’une première traduction « adaptée », trop lissée. (Première publication dans les Temps modernes en 1982.)

Ai je bien compris ce que dit Beledian de la première traduction?

Or il s’agit  de faire aussi de l’histoire avec ces témoignages qu’on ne « prend pas au sérieux », qui ne rentrent pas dans le cadre décidé par les chercheurs, sinon à être soumis à une réécriture , à une traduction qui les rendent « acceptables »[41].

Cette « littérature de gens démunis », écrit Beledian, n’est « ni une preuve, ni un document, ni une fiction ». Un reste en somme, un reliquat.

 Que faire alors de ces « reliquats », de ces  « déchets » dont le chercheur[42] ne veut pas, ou dont il ne sait  que faire ? 

C’est ainsi que la nécessité de reprendre sa traduction s’est imposée à Beledian.

Il est revenu au texte « pas sérieux », au « texte sauvage »,  car pour lui le style est un « mode de configuration de l’histoire vécue »[43].

Comme la psychanalyse, je pense en particulier au texte de Freud sur Moïse et Michel Ange, certains historiens aspirent aussi à la prise en compte du « reliquat ».

Je renvoie là au dernier livre d’Arlette Farge, Vies oubliées[44], où elle explore les bribes d’archives, l’inclassable, la ruine en somme dont personne ne veut.

Dans tout son travail  on retrouve une conviction comparable à celle de la psychanalyse, celle de la nécessité de fabriquer une Histoire « sensible », à partir  de faits « minuscules », chez les « gens de peu ». (Autrefois, au temps de la naissance de la psychanalyse,  les gens de peu étaient les malades mentaux).

Conduite par une méthode semblable la psychanalyse écoute, construit, reconstruit l’histoire de quelqu’un, à partir de quelques faits « minuscules » de la vie quotidienne, sur des reliquats. Il s’agit aussi pour nous, analystes, de « travailler sur le minuscule, le singulier, le quasi imperceptible », mais aussi sur le reliquat, c’est à dire ce qui a été laissé derrière soi, abandonné.

Que ce soit dans le travail sur le « minuscule », ou par celui sur les « restes » d’une histoire individuelle, singulière, sur ce que Arlette Farge appelle « l’inabordé », le « toujours tu », on voit bien comment Histoire et Psychanalyse s’intriquent étroitement.

Entre historiens et psychanalystes la frilosité n’est plus de mise.

De fait développer, instruire ce lien de la psychanalyse  avec ce que l’archive dite personnelle a de «minuscule», avec les « reliquats » d’une histoire singulière, est essentiel pour la grande Histoire. Et un acte politique fort pour réveiller le désir de démocratie.

Tu crois ?

Pour finir, ou peut être pour amorcer un autre débat, j’aurais voulu aborder ce  manuscrit du côté de  la littérature, de l’écriture elle-même. Peut-on parler  d’écriture « blanche » ?  Y voir une écriture débarrassée de la littérature[45]. Ou du moins d’une certaine littérature…

En effet c’est un  récit sans  commentaires personnels sur ce qu’il a « enduré », aucune compassion, pas d’analyse psychologique.

Un récit factuel, proche de l’objet-pur.

Et on peut souligner, car  c’est essentiel,  que les lieux traversés lors de la déportation 

sont scrupuleusement situés et nommés : peut-on comprendre aussi cette description comme la marque du caractère impératif de toujours dresser une  « topographie de la terreur » ?

Comme le souligne Beledian :

« Pas de larmes, pas de sentiments. Il semble que l’affectif a disparu. Des actes des faits des épreuves, une énumération de noms de lieux. Du descriptif derrière lequel semble s’abriter le regard scrutateur du témoin. »

 Et puis face à cette topographie, dans ce Journal,  c’est aussi  tout ce qui manque, tout ce qui n’est pas dit,  tous les silences, qui témoignent de l’horreur vécue[46].

A l’absence de sens, répond ce texte qui est un récit de l’absence absolue, une écriture en forme  d’absence. Lire, écrire, sont des façons de négocier avec l’absence, avec l’absent.

Freud  le faisait remarquer : « L’écriture est le langage de l’absent »[47] .

D ‘ailleurs, dans ce texte du père, s’agit-il même d’absence puisque d’altérité il n’est plus question, le Nebenmensch a le plus souvent disparu ? Un texte « irrecevable », tu l’as d’ailleurs reçu comme une « bombe », dis tu : c’est  la description  d’un meurtre d’âme, et de celui d’une culture.

Aborder le manuscrit dans cette perspective me semble pouvoir éclairer ton rapport à l’écriture, ton mode d’écriture, et plus précisément ton horreur d’écrire.

Il me faut pour cela  citer Duras, et  en particulier ces lignes sur le « désert laissé par l’absent »:

« Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde, et de même sur le corps mort de l’amour. Que c’était dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait, pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé. » (M. Duras)

Que dire de plus sur l’horreur d’écrire ?

Ajouter que le manuscrit de ton père  laisse au bord du vide, au bord de l’effacement ?

 On ne peut le lire sans un vertige lié à la disparition des repères, des traces,  dans une sorte d’identification à l’anéantissement.

 Puis je y voir un récit au « degré zéro » de l’Histoire, en deçà de la littérature ? Cela aurait-il un sens ?

Ton père invente un langage qui devient l’expérience, qui devient génocide.

L’écriture de la fille se fait alors linceul, elle enveloppe l’écriture du père : l’ordre des contenants est inversé, un lieu est donné. C’est ton mode d’écriture…

Mais je ne peux pas, pour le moment,  aller plus loin sur ces questions.

Amitiés.



[1] Boucheron, Faire profession d’historien » p.48

« (…) la discipline historique ne s’est jamais sérieusement confrontée à ce qui demeure, quoi qu’on en pense, la principale révolution cognitive du siècle passé. On pourrait dire qu’il y a là un authentique acte manqué – qui en termes psychanalytiques n’est jamais manqué pour tout le monde. Car en manquant la psychanalyse, l’historien réussit à sauver l’intégrité de sa discipline."

[2] Pierre Nora, Essais d'ego-histoire, Ed. Gallimard, 1987

A lire lors du débat pour définir ce que peut être l’ego histoire :

«Ni autobiographie faussement littéraire, ni confessions inutilement intimes, ni profession de foi abstraite, ni tentative de psychanalyse sauvage.  L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre,  essayer d’appliquer à soi même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. »

[3] J.A. p.128 citer le texte de Laplanche

[4]« Traduire l’intraduisible » c’est bien  l’objet du « rendez vous secret » – tu reprends l’expression de Benjamin dans son texte Sur le concept d’histoire – d’un rendez vous secret entre ton père et toi. (p.129.)

[5] J.A., p.69

[6] J.A. op. cit. p.90

[7] J.A. L’effacement des lieux, p. 120-121 « Condamné à traduire » dans De la cure à l’écriture, p.13

[8] J.A. op.cit. p.108

[9] Claude Burgelin, Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Perec avec Freud, Perec contre Freud, éd.Circé, 1996.

[10] J.A. op.cit. p.160-161

[11] J.A. op. cit. p.69

[12] Voir ce qu’en dit Krikor Beledian in Mémoires du génocide arménien, P.U.F., 2009, p.98.

[13] Idem, Beledian p.104.

[14] Master classe, France culture, 13/07/2018

[15] J.Altounian, Mémoires du génocide arménien, p.114

[16] Beledian, op.cit., p.98

[17] Dans le langage universitaire on appelle ces éléments délaissés dans une recherche les « déchets » du chercheur. Cf. Arlette Farge p.8.

[18] Beledian, op. cit.p.99.

[19] Arlette Farge, Vies oubliées, La Découverte, collection A la source, 2019.

[20] Freud, Le Moïse de Michel Ange, Seuil, coll. Essais, p.124.

[21] Idem, Beledian p.107.

[22] Janine Altounian, L’Effacement des lieux, Paris, P.U.F., 2019, p. 19.

[23] J.A. p.244

[24] Boucheron, Faire profession d’historien » p.48

« (…) la discipline historique ne s’est jamais sérieusement confrontée ce qui demeure, quoi qu’on en pense, la principale révolution cognitive du siècle passé. On pourrait dire qu’il y a là un authentique acte manqué – qui en termes psychanalytiques n’est jamais manqué pour tout le monde. Car en manquant la psychanalyse, l’historien réussit à sauver l’intégrité de sa discipline."

[25] Françoise Davoine et Jean Max Gaudillière, « Histoire et trauma La folie des guerres », Stock, 2006.

[26] J. Altounian, L ‘écriture de Freud, p.92.

[27] Pierre Nora, Essais d'ego-histoire, Ed. Gallimard, 1987

«Ni autobiographie faussement littéraire, ni confessions inutilement intimes, ni profession de foi abstraite, ni tentative de psychanalyse sauvage.  L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre,  essayer d’appliquer à soi même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres. »

[28] J.A. p.128 citer le texte de Laplanche

[29] J.A. p.128 citer le texte de Laplanche

[30] J.A. op. cit. p.90

[31] J.A. p.129

[32] J.A. L’effacement des lieux, p.120

[33] J.A. op.cit. p.108

[34] A propos du « vide » : citer éventuellement l’article de Jean Birnbaum, à l’occasion de la parution du dernier livre  de Finkielkraut (Le Monde 18/09/2019.

« Nous sommes à la fin des années 1970, le jeune Finkielkraut tente de se faire une place dans le monde des lettres, ren­contre Kundera, écrit ses premiers livres. Occupé par ses « hallucinations douces », il n’a guère le temps de songer aux cauchemars qui hantent ses parents, rescapés de la Shoah et dont les propres parents ne sont jamais revenus. Ici surgit un douloureux paradoxe : Finkielkraut, dont toute l’œuvre célèbre et protège un certain « art d’hériter », aura placé la relation à ses parents sous le signe d’une impossible transmission. « Le témoin ne passe pas le témoin, il laisse un vide », résume-t-il dans A la première ­personne, martelant qu’on ne porte pas l’étoile jaune de génération en génération, et que quiconque s’approprie ce malheur est un histrion. »

Et aussi voir « Les enfants du vide. De l’impasse individualiste  au réveil citoyen », titre du dernier livre de Raphaël Glucksmann.

[35] J.A. op.cit. p.160-161

[36] J.A. op. cit. p.69

[37] Voir ce qu’en dit Krikor Beledian in Mémoires du génocide arménien, P.U.F., 2009, p.98.

[38] Idem, Beledian p.104.

[39] Master classe, France culture, 13/07/2018

[40] J.Altounian, Mémoires du génocide arménien, p.114

[41] Beledian, op.cit., p.98

[42] Dans le langage universitaire on appelle ces éléments délaissés dans une recherche les « déchets » du chercheur. Cf. Arlette Farge p.8.

[43] Beledian, op. cit.p.99.

[44] Arlette Farge, Vies oubliées, La Découverte, collection A la source, 2019.

[45] Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Le Seuil, coll. Points, p.9

[46] Idem, Beledian p.107.

[47] Freud, Malaise dans la culture, p.34.