L’écriture de soi peut-elle dire l’histoire ? par Thierry Ermakoff
L’écriture de soi peut-elle dire l’histoire ?
Actes du colloque organisé par la Bibliothèque publique d’information les 23 et 24 mars 2001, sous la dir. de Jean-François Chiantaretto. Paris : BPI, 2002. – 260 p. ; 22 cm.– (BPI en actes). ISBN 2-84246-059-6 : 18 €
Par Thierry Ermakoff
Les actes qui nous sont proposés ici sont la restitution du colloque organisé les 23 et 24 mars 2001 à la BPI, sous le titre « L’écriture de soi peut-elle dire l’histoire ? » Ces journées, sous la responsabilité scientifique de Jean-François Chiantaretto, réunissaient écrivains, journalistes, historiens et psychanalystes.
« Penser et agir de sorte qu’Auschwitz ne se répète pas » : cette phrase de Theodor Adorno, qui fut l’introduction du colloque « Mémoire(s) et bibliothèques » organisé à Anglet en 1999, pourrait servir de fil conducteur à l’ensemble du volume. Encore que les propos développés abordent à la fois d’autres disciplines que l’histoire, et d’autres cataclysmes que la Shoah.
Survivre, témoigner, écrire
Il n’empêche : si, selon Jean-François Chiantaretto, qui introduit l’ouvrage, les génocides se caractérisent indéniablement par la déstructuration spécifique de « l’espèce humaine », si de nombreux génocides ont été perpétrés avant le XXe siècle, si la première catastrophe humaine du XXe siècle est la boucherie de la Première Guerre mondiale, le traumatisme provoqué par le régime nazi tient aussi dans son projet même. Avec la Solution finale, c’est la négation du témoignage qui est instaurée, c’est une production de l’oubli ; les SS qui accueillaient les déportés leur disaient : « De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà gagnée. Aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage. Mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croira pas » (Primo Levi, Les rescapés et les naufragés).
Pour témoigner, transmettre ces expériences vécues, permettre une continuité entre passé et présent, l’écriture reste de consistance maximale, pour reprendre l’expression de J.-F. Chiantaretto qui conclut son introduction en posant que l’écriture de soi peut dire l’histoire, sous certaines conditions : entre autres, que l’engagement de l’écrivain, dans son travail d’écriture, tienne compte de l’attaque dont a été victime le lien humain, jusque dans la langue même.
On le sait, le XXe siècle a commencé en août 1914. Le carnage qui a suivi a donné lieu à des récits vécus (Roland Dorgelès, Henri Barbusse), des récits d’orphelin ou de filiation. Ces textes dédiés au père mort, c’est Albert Camus et Le premier hommeou Claude Simon et L’acacia. Carine Trévisan pose que ces textes furent écrits par deux fils qui refusaient l’engloutissement de vies minuscules et singulières, celles de leurs pères, dans l’hécatombe généralisée de la Grande Guerre. La parole des descendants, ceux qui ont pu, ou voulu, la restituer à leurs parents morts, c’est Pierre Pachet, témoignant dans Autobiographie de mon père ou Conversation à Jassy. Ou encore Janine Altounian qui, pour des raisons clairement politiques (prise d’otages au consulat de Turquie en 1981), décide de publier le journal de déportation de son père, rédigé après son arrivée en France en 1921, fuyant le génocide arménien. « Nous autres, écrivains du XXe siècle […] devons savoir […] que notre seule justification […] est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire » (Albert Camus, discours de Suède). Ainsi, précise Janine Altounian, « il s’agit de mettre dans le langage des nantis du langage un désastre qui n’a pas pu se dire ».
« Survivre, témoigner, écrire » : tel est l’intitulé de l’intervention que Jean-François Chiantaretto a consacrée à Primo Levi, dont on sait que l’acte d’écrire, après Auschwitz, manifesta aussi bien la nécessité de témoigner que son impossibilité, impossibilité d’être reçu, qui rejoint l’impossibilité d’écrire, cette fois, que Jorge Semprun ne déclinera que pour L’écriture ou la vie. Survivre, témoigner, écrire : c’est aussi l’urgente nécessité de Varlam Chalamov, déporté à la Kolyma en 1937 ; survivre dans la dignité ou sans honte, témoigner et survivre grâce au poème, grâce à la langue : « La langue reste l’irréductible qui résiste à l’anéantissement », écrit Alain Parrau.
Résistance de la langue
Cette question de la langue qui résiste est admirablement traitée, en métaphore, par Claude Vigée, qui compare la noix de la liqueur ancestrale à l’alsacien maternel, et l’eau de vie dans laquelle elle se dilue au français qu’il a appris : « On n’insistera jamais assez : les mots sont aussi la chair vivante de l’homme […] Ce qui, dans l’enfance, parlait librement en nous à la face du monde, a subi un destin analogue à celui des jeunes êtres qui portaient en eux cette parole et qui ont été anéantis entre 1939 et 1945. »
L’itinéraire personnel de Christa Wolf, raconté dans Trames d’enfance, commence avec sa naissance dans l’Allemagne nazie, qui fut d’abord un enchantement avant d’être désillusion et menace, se poursuit avec l’enthousiasme du régime communiste de RDA, et se termine, en quelque sorte, par la catastrophe de Tchernobyl, mise en texte dans Incident : nouvelles d’un jour. Pour Jacqueline Rousseau-Dujardin, l’œuvre de Christa Wolf est un « affrontement constant entre la désillusion et son appétit de vie, appétit résistant aux déceptions, aux changements de cap, à l’âge qui vient ». Ce travail d’écriture de Christa Wolf n’emporte pas l’enthousiasme de Georges-Arthur Goldschmidt, qui considère qu’elle utilise un allemand mort, une langue qui a été volontairement assassinée par les nazis. Pour lui, qui se juge « imposteur », parce que les lois hitlériennes le désignaient comme ne devant pas exister, l’autobiographie la plus intime est liée à la fois à la transmission d’une peur indicible qui reste à jamais gravée en lui, et à son attachement à la langue allemande, dont il dit et répète qu’elle a été souillée par les nazis, et qui reste le plus grand traducteur de Peter Handke.
« La littérature, tout lui appartient », a écrit Marguerite Duras (Le monde extérieur). Claude Burgelin, précis, brillant, donne une image de Duras que nous connaissons finalement tous : mystificatrice, affabulatrice, mais totalement, comme en chaos, traversée par les grands cataclysmes de ce siècle : la Shoah, le colonialisme, la bombe atomique. « Il n’y a pas à opposer, écrit Burgelin, à travers les formules à l’emporte-pièce, le chaos contre l’intelligence, l’émotion contre la pensée, le bouleversement contre la raison, et le moi contre le monde : elle fait entendre ce qu’il faut d’intelligence ou de tolérance exigeante pour accepter le chaos. »
Alors, pour Georges-Arthur Goldschmidt, survivant de luxe, et Duras, témoin d’une histoire volontairement revisitée, trafiquée qui est violence et cruauté, il revient à « l’écriture de dresser face à elle des barrages ».
La consolation de l’écriture
Rendre compte d’un tel ouvrage laisse forcément de côté, de façon arbitraire, des contributions d’une densité presque palpable : celle de Claude Mouchard sur Pierre Pachet, celle de Jean Hatzfeld à propos de Dans le nu de la vie : récits des marais rwandais, et le débat sur la véritable imposture : la publication de Fragments : une enfance 1939-1948 de Benjamin Wilkomirski, entre autres contributions.
Je voudrais simplement terminer sur l’intervention de Ghyslain Lévy, « Mémoire blanche ou ce qui reste d’Hiroshima ». À la fin de tout, après la Shoah, Hiroshima est le début d’une autre espèce humaine. « Si l’ère atomique constitue depuis Hiroshima notre stricte actualité, dire l’histoire ne peut être pensé qu’au sens de produire une énonciation, non pas tant à l’état de survivant, qui est désormais l’état potentiel de chacun d’entre nous, mais en tentant de mettre dans les mots de la langue la violence d’exclusion qui est faite à l’humain de l’homme quand celui-ci est banni pour faire place à l’objet technique. »
« Le réel doit être fictionné pour être pensé », écrit Jacques Rancière. De jeunes auteurs tentent de dire « le sentiment de solitude et de tristesse qui a englouti le Japon contemporain depuis la fin de l’époque de modernisation » (Murakami), une époque construite sur une falsification systématique de l’histoire, et sur « l’hyperadaptation aux normes d’une superstructure étendue aujourd’hui à l’échelle de l’humanité ».
L’homme descendant d’Hiroshima, c’est l’homme de 2003. D’ailleurs, « c’est comme si le désastre d’une femme tondue à Nevers et le désastre d’Hiroshima se répondaient exactement » (Marguerite Duras ).
« La consolation de l’écriture, a écrit Kafka dans son journal du 22 janvier 1922, remarquable, mystérieuse, peut-être salvatrice : c’est sauter hors de la rangée des meurtriers. » Phrase prophétique, phrase d’une actualité urgente et brûlante. Cet ouvrage devrait être lu, relu, macéré par chacun d’entre nous. C’est une trace d’angoisse qui nous contraint à la vigilance et à l’émotion permanentes.
Notice bibliographique :
« L'écriture de soi peut-elle dire l'histoire ? », BBF, 2003, n° 3, p. 114-116
[en ligne] <http://bbf.enssib.fr/> Consulté le 19 avril 2012