Anahid Samikyan - Alakyaz, mensuel des cultures arméniennes n°75 – Juillet-août 2019

L’effacement des lieux - Janine Altounian

Anahid Samikyan – Compte-rendu paru dans la revue en ligne Alakyaz, mensuel des cultures arméniennes n°75 – Juillet-août 2019

Née de parents rescapés du génocide, germaniste, Janine Altounian est l’auteure de plusieurs ouvrages sur la transmission du trauma collectif des survivants à leurs héritiers. Ayant collaboré à la traduction des Œuvres complètes de Freud pendant trente ans, l’auteure conduit ses recherches sous le double éclairage d’éléments autobiographiques et de la psychanalyse. Après l’analyse d’expériences personnelles, elle tente une théorisation en étayant son étude par de nombreux textes de philosophes et psychanalystes. Le dernier ouvrage de Janine Altounian s’ouvre sur une question, – comment la descendance des survivants peut-elle faire le deuil de ce qu’elle n’a pas vécu et qui lui a été transmis ? – et se referme sur une autre question – comment les héritiers des survivants du génocide, migrants des années 20 du siècle dernier, peuvent-ils affronter les migrants d’aujourd’hui ? Les descendants des survivants du génocide héritent de lieux effacés et sont à la recherche des traces de la disparition d’une culture et de lieux où s’inscrivait la vie de leurs ascendants avant qu’ils en soient arrachés définitivement. Inscrire cet effacement dans la langue du pays d’accueil et dans l’Histoire est un travail de plusieurs générations. Dans cet ouvrage de Janine Altounian, l’élément autobiographique déclencheur est la publication par l’auteure d’un manuscrit de son père écrit en 1919, au moment de son arrivée en France. Le texte est en langue turque avec des lettres arméniennes ; une traduction, linguistique et contextualisée d’abord, psychanalytique ensuite, est donc nécessaire pour pouvoir le comprendre et se l’approprier. Dans ce manuscrit, Vahram Altounian consigne les événements et les souffrances endurées pendant quatre ans, du premier jour du départ pour l’exode, en 1915, vers les déserts de Mésopotamie, à l’arrivée à Marseille. Le livre s’articule autour de trois thématiques :

– 1. L’expérience de l’effacement des lieux et la nécessité ressentie de se rendre sur place pour tenter de retrouver le cadre de vie des aïeux et mesurer l’étendue des spoliations ;

– 2. Chercher à traduire par l’écriture l’expérience traumatique est un travail de longue durée qui nécessite une mise à distance et un médiateur. Lorsque les héritiers des survivants ne peuvent recueillir et transmettre eux-mêmes ce qui reste d’une culture détruite, ils découvrent une part de leur histoire grâce à l’oeuvre des écrivains.

– 3. L’héritage traduit ne s’inscrit dans l’environnement culturel et politique du pays d’accueil que par le travail de plusieurs générations. Faisant référence au Livre de ma grand-mère de Fethiyé Çetin, J. Altounian évoque le rôle joué par les grands-mères dans la transmission inconsciente d’une culture détruite mais enfouie. Malgré les violences qui leur ont été imposées, en acceptant de vivre, elles donnent à leur descendance de 2e ou 3e génération, la possibilité de se confronter à la vérité qui devient subversive et politique. J. Altounian décrit son propre parcours en cinq étapes déterminantes avant de publier le manuscrit de son père pour le livrer à l’histoire de l’humanité : l’Ecole, l’acceptation d’un premier article paru dans la revue Les Temps modernes, l’occurrence d’un événement politique en France (la prise d’otages au consulat de Turquie en 1981), le travail en équipe de la traduction de Freud et la proposition de publier le manuscrit en fac-similé. La question « Comment l’héritier de survivants, migrants des années 20, peut-il affronter les migrants d’aujourd’hui ? » posée en conclusion est à la fois intéressante et déroutante : intéressante car elle met en parallèle les migrants d’hier qu’étaient les rescapés du génocide avec ceux d’aujourd’hui et laisse entrevoir une possible solidarité. Elle est aussi déroutante à cause du terme « affronter » qui laisse entendre un clivage entre les héritiers des survivants et les nouveaux déracinés. Malgré les difficultés, selon Janine Altounian, la France a accueilli les survivants du génocide en leur offrant du travail, en permettant l’accès à l’école de la République à leurs enfants grâce à la laïcité et une certaine forme de démocratie, autant d’éléments favorables à l’intégration. Or, actuellement, dans un contexte socio-politique de repli sur soi, les conditions d’accueil sont plus désastreuses et ne permettent plus aux exilés de se reconstruire, ce qui redouble la violence de leur déracinement. Une vision qui ne laisse guère de place à l’espoir…

 

 

Langue: 
français