Caroline Gros - Les Lettres de la SPF, Société de psychanalyse freudienne, n° 43, 2020

L’effacement des lieux

Janine Altounian, Paris, PUF, 2019, 275 pages, 24€

Compte-rendu par Caroline Gros.

D’après son titre, L’effacement des lieux de Janine Altounian se situe dans l’orbe d’ouvrages historiques comme celui de Florence Heymann, Le crépuscule des lieux[1], qui ressuscite par l’archive et le témoignage l’existence de lieux, tel que Czernovitz, la petite ville natale de tant de juifs désormais disparus dans le cyclone de l’histoire. Cependant le livre de Janine Altounian est d’une tout autre trempe et les lieux dont elle parle d’une autre nature car ils attestent de l’existence d’une mémoire inconsciente et spectrale en contrepoint de la mémoire historique, d’une mémoire politique qui relie les générations entre elles et survit aux événements catastrophiques.

Le mode opératoire du livre est triple : l’autobiographie, la traduction et la psychanalyse. Premièrement, nous sommes dans une forme autobiographique entièrement soutenue par le travail analytique et les remaniements qu’il a permis, qui donnent lieu, par moments, à des théorisations psychanalytiques personnelles appuyées sur des auteurs comme Jean Laplanche, René Kaës, Jean-François Chiantaretto ou encore Walter Benjamin et Goethe. Deuxièmement, nous sommes dans la traduction. C’est bien la traductrice de Freud qui écrit et fait jouer à la traduction un rôle primordial dans le déchiffrement de ses propres affects et dans la logique de désensevelissement de ce qui n’en finit pas de s’effacer. Il faut traduire le trauma dans la langue de l’autre pour ne pas rester soi-même englué dans le magma d’une transmission caduque. Il s’agit de “traduire en mots ce qui d’un héritage traumatique s’est transmis sans mots”. Troisièmement, en tant qu’héritière directe de survivants, Janine Altounian est hantée par la question des génocides d’où qu’ils surgissent en ce monde, par la question banale, mais vitale de la survie de chacun au jour le jour. C’est ainsi que la question de “la survivance” au sens que lui ont donné Aby Warburg et Georges Didi-Huberman vient au premier plan, la survivance des traumas dans le social et le politique qui sont les ordres ultimes devant lesquels les descendants de survivants devront porter ces questions pour tenter de contribuer à une résolution. Ce triptyque apparaît alternativement, concomitamment et dans le désordre.

Bien sûr le livre donne vie aux maisons dévastées et en ruine de Bursa pour suggérer “l’ampleur de la spoliation”[2], mais aussi la commotion et la désorientation dont fut victime l’auteure, un jour de novembre 2013, alors que, retournée “au pays des ancêtres”, elle se trouve, pour la première fois, en présence des premières traces tangibles et intangibles du génocide arménien réputé crime impuni.

“Il n’y avait plus ce “là-bas” qui avait existé autrefois en moi. Il était devenu un “ici” d’où avait disparu ce que représentait ces noms d’un Orient lumineux : Mudanya, Yalova, Tchékirgué des nostalgies de grand-mère.”[3]

Si ici et là-bas cessent brusquement d’exister comme séparés, alors jamais plus le monde ne connaîtra la même ampleur. Par cette disparition, il s’annihile et génère un effondrement psychique.

Après cette bascule eut lieu une reprise, scénarisées par l’écriture, de ce que nous pourrions appeler les stations secrètes du calvaire de vie d’une descendante de survivant. Pudiquement, mais résolument, l’auteure indique les conditions qui précipitèrent pour elle la libération d’un lieu de souffrance increvable et impossible à identifier sans l’engagement dans un travail d’analyse et de traduction. Car Janine Altounian fut dépositaire d’un manuscrit écrit par son père, donné par sa mère huit ans après sa mort, qui livre dans une langue (le turc) et un alphabet (l’arménien) en grande partie inconnue d’elle le témoignage brut ou “le récit sauvage”, comme l’a dit Simone de Beauvoir, de son exil et de sa déportation. Telle Antigone, portée par une mission qui la dépasse, Janine Altounian déterre le texte paternel pour lui donner un écho dans la langue cible du pays d’accueil. Par le truchement de son traducteur, Krikor Beledian, elle lui offre un écrin, l’enserre dans un appareil de notes destiné à donner corps et réalité à l’expérience vécue. Enfin elle l’entoure d’autres textes le commentant pour le transmettre à la postérité. Au fond elle lui aménage une “bonne” place dans le paysage culturel du pays d’accueil. Elle le met une fois pour toutes hors de péril, à l’instar de son auteur Vahram Altounian qui, de perdu et abandonné de tous, a trouvé une seconde patrie. Chacune de ces médiations l’ont rapproché de l’intime et de la singularité de ce récit exemplaire et elle peut enfin s’affronter à lui par l’écriture et “en apprivoiser le contenu traumatogène”[4].

Que le plus proche demeure sans accès tant qu’un tiers n’en favorise pas l’ouverture grâce à une traduction est le leitmotiv de cet essai testamentaire, que nous pouvons qualifier d’apologie de la tiercéité tant il est habité par le long et laborieux travail de la traduction au terme duquel seulement l’épiphanie surgit. Que l’on se souvienne de la rencontre avec Freud et l’engagement dans l’équipe de traduction des Oeuvres complètes dont l’unique boussole fut la cohérence, la rigueur et une belle économie de moyens mise en œuvre par son harmonisatrice. Il y eut aussi et en parallèle l’affrontement au manuscrit paternel traduit pour en hériter et pour lier ensemble les affects et le traumatisme. Le tiers, le catalyseur de tierciété ne demeure jamais anonyme, au contraire il est toujours nommé pour son rôle de thaumaturge. C’est ainsi qu’émergent à égalité les figures tutélaires masculines et féminines, qui, telles les Parques présidant à son destin d’écolière, de jeune intellectuelle et d’analysante rendent possible de pallier les carences d’une mère illettrée, industrieuse et acharnée. C’est aussi pour cette mère aux doigts de fée, pour sa grand-mère qui a tant transmis et pour toutes les femmes à l’enfance confisquée, privées d’école et de nourritures culturelles que Janine Altounian écrit.

Ce livre est également adressé aux “non exterminables du moment”, comme elle les appelle, car il explique les effets à long terme des crimes génocidaires sur leurs descendants et la nécessité pour un héritage traumatique de se subjectiver traduit par les générations suivantes.

Janine Altounian se sent profondément appartenir à une mère-patrie, à la langue et à la culture de son pays d’accueil. Elle rend hommage à l’école de la République qu’elle a connue, “Mère adoptive des sinistrés”[5], sans être assurée qu’elle continue de jouer ce rôle de nos jours.

“L’héritier d’un monde effacé n’apprend son histoire que par ses traductions.”[6] Encore faut-il, pour saisir l’ineffaçable de ce qui ne cesse pas de s’effacer, traduire, ce qu’elle fit toute sa vie et dont ses livres témoignent de multiples manières.


[1] Paris, éd. Stock, 2003.

[2] P. 113.

[3] P. 39-40.

[4] P. 77.

[5] P. 146.

[6] P. 108.

 

Langue: 
français