Verónica Estay Stange - Revue Esprit, décembre 2019

Janine Altounian, L’Effacement des lieux. Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud, Paris, PUF, 2019.

Verónica Estay Stange - Revue Esprit, Compte rendu.

« Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le afin de le posséder. Ce qu’on n’utilise pas est un pesant fardeau »[1], disait Goethe. Ces vers chers à Jeanine Altounian condensent la théorie de la transmission générationnelle à laquelle elle a consacré son œuvre, depuis ses premiers articles, parus dans Les temps modernes, jusqu’à l’ouvrage qu’elle nous livre aujourd’hui. Théorie qui, dans le cas du génocide arménien – dont elle assume et fait perdurer la mémoire –, est mise à l’épreuve du paradoxe que représente une transmission marquée par le négatif : entre le manque de paroles pour donner forme à l’expérience, et l’anéantissement de la culture et de la langue qui constituent, ou auraient pu constituer, l’essentiel de cet héritage. Comment donc « acquérir » et « posséder » ce qui se manifeste d’abord comme un vide ? Comment éviter de porter le poids d’un deuil interminable – celui d’une mort sans sépulture –, en le rendant « utile » à la vie, ou à la « survivance »[2] ? En prolongeant les réponses proposées au fil de ses ouvrages, J. Altounian aborde cette fois de manière frontale la question de la négativité dans la transmission générationnelle ; une problématique inscrite dans le titre même du livre : L’Effacement des lieux. C’est en suivant ce fil conducteur qu’elle re-déploie son « autobiographie », entre introspection et projection analytique.

Les lieux dont il s’agit ici sont multiples, et comprennent toutes les dimensions de la mémoire : lieux géographiques, véhiculés par le souvenir d’un pays dévasté que de surcroît l’autrice n’a pas connu ; lieux linguistiques et culturels, approchés à travers les sonorités d’une langue éteinte qu’elle ne parle pas et des récits qui évoquent une vision du monde brutalement niée ; lieux affectifs enfin, que le traumatisme reçu en héritage a fragilisés en empêchant la constitution d’une subjectivité pleine. Aussi peut-on considérer que cet ouvrage porte sur l’exil dans toute son étendue, à savoir sur la condition précaire de celui qui est condamné à ne se sentir chez-soi ni dans le pays où il vit, ni dans la langue qu’il parle, ni encore dans l’enveloppe psychique qu’il habite, cet ultime refuge qu’est censé être le « soi-même ». Exil radical auquel doivent faire face aussi bien les survivants des catastrophes historiques que leurs descendants. Mais, corrélativement, on peut considérer aussi que ce livre retrace le parcours d’une revenante qui, après avoir acquis tout ce qui pouvait être « utilisé », rentre enfin à la maison – ou à une maison autre qui est en tout cas la sienne –, libérée, ou presque, de ses bien pesants fardeaux. 

Ainsi, il est significatif que le premier chapitre s’ouvre sur le récit du retour « au pays des ancêtres » ; « retour » qui, strictement parlant, n’en est pas un (car on ne peut « retourner » à un endroit où l’on n’a jamais été) mais qui, à l’échelle transgénérationnelle, rend compte de ce sujet étendu que constituent ensemble, unis par les liens implacables du traumatisme, les ancêtres et leurs descendants. Ce premier retour, expérience d’une confrontation avec le « réel », ne fait pourtant que confirmer l’absence au cœur de ce qui est désormais un lieu en ruines : un non-lieu. Car la « dé-portation » géographique est aussi une dé-portation temporelle – à plus forte raison lorsque le pays d’origine a été anéanti. La question qui se pose alors est le moteur d’une quête concernant les conditions d’un véritable retour : « Peut-on faire le deuil de ce qui n’existe plus dans le monde mais seulement dans le monde transmis par l’imaginaire des rêves maternels ? Peut-on s’approprier cet objet inexistant pour pouvoir enfin y renoncer ? » (p. 47).

Grâce à sa propre expérience, J. Altounian trouve dans la traduction, au sens le plus vaste du terme, la clé d’une telle appropriation. Traduction littérale en tant que passage d’une langue à une autre, comme lorsqu’elle devient traductrice de Freud, ou lorsqu’elle fait traduire, puis commente et publie, le journal de survie de Vahram Altounian, son père. Traduction aussi en tant que passage d’une culture à une autre, notamment lorsque la culture-source a été détruite et que sa compréhension, ou celle des fragments qui en restent, rend indispensable l’intervention d’un médiateur. Mais traduction également au sens – le plus inattendu – de passage du silence à la parole, de l’expérience à même le corps à une énonciation débrayée : en somme, d’une « absence de langue à ce qui s’y entend. » (p. 133) L’une des originalités de la théorie de la transmission ainsi ébauchée réside dans cette capacité à regrouper sous un même concept le travail à la fois linguistique, culturel et (psych)analytique que l’héritier de survivants doit accomplir pour trouver sa place en identifiant son lieu, ses lieux.

Dans cette perspective, l’outil privilégié de ces traducteurs que sont les passeurs de mémoire serait l’écriture. Car elle est à la fois une forme d’ancrage, de placement, et un facteur de dé-placement et re-placement : d’un point de vue topologique, le « lieu symbolique du texte » (et, plus concrètement, de la page) permet de fixer et de stabiliser des contenus jusqu’alors condamnés non seulement à l’inintelligibilité mais aussi à l’errance ; d’un point de vue temporel, l’écriture « re-porte […] le trauma familial dans le temps d’un après-coup » (p. 63) ; et, dans une dimension symbolique, elle « dé-porte le lieu d’effraction traumatique dans le champ de la représentation » (id.). Mais il y a encore une autre raison qui explique l’importance de l’écriture dans l’élaboration de l’expérience traumatique ; une raison qui, en cohérence avec cette théorie où le langage joue un rôle essentiel, est d’ordre énonciatif. En effet, l’écriture dans ses diverses étapes, depuis la rédaction jusqu’à la publication, met en scène la « tiercéité » – fondée sur la triade je/tu/il – qu’implique toute traduction (y compris la cure analytique conçue comme telle). Cet acte à travers lequel quelqu’un parle de quelqu’un en s’adressant à quelqu’un d’autre illustre par excellence la « condition ternaire de toute transmission » (p. 162). Cette hypothèse jette une lumière sur les ressorts profonds de l’impossibilité du témoignage : il s’agit de « la perte, chez le survivant, du rapport à l’altérité » (p. 161). Cette absence d’un tiers qui ne serait « ni bourreau ni victime » ne peut être comblée qu’au fil des générations ; et, plus précisément, au fil de trois générations mettant en place la structure ternaire indispensable à l’acte d’énonciation.

C’est ainsi que, tout en posant les bases d’une réflexion théorique de grande portée, l’autrice revient sur les lieux effacés de sa propre histoire, sinon pour les reconstruire du moins pour circonscrire leur absence. Elle revient « libérée de ses bien pesants fardeaux »… ou presque. Car il y a un ultime fardeau qui se révèle sans doute indispensable pour que la survivance préserve sa dimension revendicatrice, « subversive », et par là « politique ». De même que Primo Lévi a élevé la « honte du survivant » – ce sentiment d’être « vivant à la place d’un autre » –  à « la honte du monde » – celle éprouvée face à « la faute que d’autres [ont] commise » et face à la possibilité que nous tous, nous soyons « potentiellement capables de construire une masse infinie de douleur »[3] –, de même Janine Altounian fait de la « dette envers les ancêtres » une dette envers l’être humain dans son ensemble. Que l’on donne à cette dette le nom de responsabilité, et l’on comprendra pourquoi L’Effacement des lieux s’ouvre et se clôt par une question posée comme horizon ultime du témoignage, volontiers « pessimiste », de l’autrice : « si les conditions sociopolitiques dont  [ce témoignage] fait état n’existent plus, par quels autres moyens les pays d’accueil des migrants d’aujourd’hui pourront-ils constituer un environnement susceptible d’exercer, par l’étayage qu’ils leur offrent, une fonction réparatrice ? ». Une question à laquelle tout un chacun se doit de répondre.


[1] Faust I, v. 682-684. Cité par J. Altounian, p. 60.

[2] Cf. La survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000.

[3] Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz (1986), Paris, Gallimard, « Arcades », 1989, p. 85.

 

Langue: 
français