Le Printemps de CHOUCHAN - Exposition du 7 novembre au 31 décembre 2020 à LA FABULOSERIE à Paris

Le Printemps de CHOUCHAN - Vernissage 15h à 20h samedi 7 novembre

Exposition jusqu'au 31 décembre à LA FABULOSERIE PARIS -  du mercredi au samedi 14h - 19h au 52 rue Jacob 75006 - 01 42 60 84 23 - fabuloserie.paris@gmail.com

Chouchan Kebadian (1911 - Yozgat, Arménie / 1995 - Montreuil)

Cette exposition, à l'initiative de ses enfants, Solange, Jacques, Aïda et Ani, nous touche particulièrement, Aïda ayant exposé ses peintures à l'Atelier Jacob en 1975, elle est  d'ailleurs toujours présente à La Fabuloserie. Un petit livret  de 44 pages, agrémenté de textes d'amis de la famille, et un fac-similé d'un cahier de dessin complètent cette présentation de l'oeuvre éclatante de Chouchan.

La délicatesse de l’art brut par Patrick Bouchain
L’art commence là où les notions de beau et de laid, de savant ou de populaire ont perdu leur sens. Chouchan commence à peindre à 70 ans pour chasser l’ennui et pour son seul plaisir ; peindre joyeusement non pour oublier la vie passée et ses tourments, mais peut-être pour regarder sa vie avec force, contribuer à la joie de vivre. Revenir à cette joie enfantine qui lui a été volée. Il fallait ce temps et cet âge pour que ce don caché apparaisse, rattrape le temps détruit. L’art est nécessaire à la vie, il fallait à Chouchan peindre pour parler du drame de son enfance, assister au massacre de son père avec les hommes du village, survivre au génocide, quitter son pays avec ses quatre sœurs, sa mère et sa grand-mère. Pourquoi ? Cette question sans réponse peut-elle trouver un chemin permettant de vivre ce destin tragique ? Peindre éveille sa vaillance, stimule le courage de dire les choses simplement. Faire de la peinture pour son seul usage, sans prendre égard à ce qu’elle soit ou non susceptible d’être approuvée par quiconque. Faire de la peinture sans aucune visée de se placer dans l’orbite culturelle, sans penser à la valeur marchande de son travail. Retrouver le bon vieux temps de la création, celle qui ne se pose pas la question d’être ou de ne pas être de l’art. Ce n’est pas un art modeste mais une création. C’est en s’exerçant à peindre librement des choses en très grand nombre, des travaux intuitifs, très rapides, en s’éloignant de toutes normes culturelles, que les peintures de Chouchan ne sont pas l’expression de ce qu’elle est mais une projection imaginaire de son être. Ce travail peut se présenter comme un ouvrage bien simple et sommaire que chacun aurait pu faire, pourtant il est doué d’un pouvoir précieux qui est d’éclairer celui qui le regarde, sur des choses qui lui étaient inconnues. Ce travail s’adresse d’abord à ses enfants.

Avec une contribution de Janine Altounian : "D'où surgit l'époustouflante vitalité de Couchan ?"

Janine Altounian (juillet 2020)

D’où surgit l’époustouflante vitalité de Chouchan ?

Si j’ai accepté la proposition de Jacques Kébadian de dire quelques mots sur l’œuvre picturale de Chouchan Kébabdjian (néé Bozoglanian-Moukbirian) alors que je n’ai aucune compétence artistique qui m’y autorise, c’est parce que je tenais à relever encore une fois les ruses des transmissions inconscientes qui créent étonnement et obstinément de la vie là où régnait le désastre d’un pays perdu et la mort. 

Chouchan Kébabdjian, la mère de Aïda Kébadian, qui est l'instigatrice de cette créativité maternelle qui nous laisse bouche bée, et de Jacques Kébadian à qui nous devons cette exposition des œuvres foisonnantes surgies inopinément d’une femme de 73 ans, avait vécu, enfant, le génocide. Née en 1911, elle n’avait guère connu son père assassiné en 1915 avec tous les hommes de Yozgat, ville d'Asie mineure à l’est d'Ankara, tandis que sa mère, enceinte de son cinquième enfant, était, avec ses quatre filles, déportée comme toutes les femmes de sa ville, sur les chemins de la faim, de l’épuisement et de la mort.

Or je fus tellement surprise par l’information invraisemblable de Jacques m’expliquant d’où était venue à sa vénérable mère l’envie de projeter sur des feuilles de papier, son imagination débordante de vitalité, de violence, de poésie, son désir obstiné d’exprimer quelque chose d’elle, que je voulus m’y arrêter. Je voulus m’arrêter d’abord à ce miracle des liens d’Aïda à sa mère, qui, entendant celle-ci se plaindre de l’ennui qu’elle ressentait depuis 12 ans dans la solitude de son veuvage, eut cette idée peu commune de lui apporter papiers et diverses couleurs en guise de passe temps !

C'est alors que, la semaine suivante, les enfants de Chouchan découvrirent avec étonnement ses premières gouaches, suivies pendant dix ans d’innombrables dessins et peintures où elle dut éprouver jusqu'à sa mort à 83 ans le plaisir d’exprimer ce qui l’habitait. Non seulement la pochette mise à sa disposition par l’initiative de sa fille mais toutes les surfaces de l’humble logis étaient recouvertes de dessins et de peintures.

Quelle connivence subtile devait-il y avoir entre ces deux femmes de générations différentes, quelle attention de la jeune femme à la sensibilité au monde de sa mère pour que le remède qu’elle ait préconisé contre l’ennui ne fut pas, comme à l’accoutumée, les petits enfants, les séries télévisées, les voyages du troisième âge mais les voyages en soi-même ! La jeune femme devait sentir que sa mère n’était pas une de ces femmes assombries par les nécessités d’une survie dans la conjugalité et la maternité mais qu’il restait en elle une part non entamée de liberté et de fantaisie. L’ayant moi-même connue enfant quand mes parents allaient rendre visite à leurs collègues de travail et compatriotes du Sentier, je constatais que cette vocation ne démentait pas l’impression que j’en avais confusément gardée : La mère d’Aîda n’était pas, comme la mienne, dopée contre l’angoisse par un surcroit d’activités combatives mais c’était plutôt une femme rêveuse, manifestant une féminité restée indemne de l’emprise des factualités quotidiennes.

La vérité que nous révèle ce mode de transmission entre parent et enfant c’est que celle–ci ne s’effectue qu’avec celui des enfants qui partage inconsciemment la sensibilité au monde du parent dont il désire recevoir ce que celui-ci a à lui transmettre. Néanmoins la spécificité de cette transmission émouvante entre mère et fille est ici l’inversion de sa vectorisation : pour que la mère puisse se libérer de ses cauchemars ou se réjouir de ses rêves sous le regard des enfants et du monde, il aura fallu que sa fille la chérisse suffisamment pour savoir d’abord lui offrir les outils de cette libération.

Le sens inverse que suit ici la voie de la transmission montre aux psychanalystes travaillant sur ses cheminements insoupçonnés que la complicité des deux partenaires générationnels est antérieure à sa vectorisation. Cette complicité est ce qui préalablement la fonde et détermine sa modalité.

***

Comme déjà mentionné, il ne m’appartient pas de commenter la valeur artistique de ce legs transmis par les bouquets de couleurs ou les spectres menaçants de l’imaginaire de Chouchan. Je me contenterais seulement de relever la seconde particularité du contenu de cette exposition : Lorsqu’en février 1982 je pus, à la faveur de la prise d’otages au consulat de Turquie de septembre 1981, publier au Temps Modernes la traduction du Journal de déportation de mon père par Krikor Beledian, il n’existait guère en France de parutions de témoignages de survivants et ma publication ne rencontra essentiellement d’échos que chez les psychanalystes ou les universitaires qui se penchaient sur les effets psychiques d’un crime de masse.

Depuis, grâce au changement des représentations dû à la reconnaissance du génocide arménien par la France en 2001 et devant le déni persistant par le gouvernement turc du génocide de 1915, de nombreux héritiers – plus souvent héritières - de la troisième génération de survivants prirent conscience d’être en possession de tel ou tel document précieux, légué par une grand-mère, un grand-père, un parent dont ils se sentaient responsables. Souvent, nombre d’entre eux s’adressaient à moi pour me confier leur embarras : comment prendre en charge cette relique angoissante « découverte » au fond d’une malle, dans une remise du jardin ou au fond d’une armoire, comment s’acquitter d’une trop lourde dette envers elle ?

Or cette fois–ci, je me trouvais dans une situation analogue, mais devant un trésor d’un autre type : celui–ci m’émerveillait en me parlant sans mots. Jacques Kébadian me transmettait non pas le témoignage d’un récit de survivante mais celui de ses couleurs fulgurantes. Il m’interrogeait sans paroles et chacun de nous pouvait, en toute liberté, le recevoir sur l’écran de son propre imaginaire et de sa propre histoire.

***

3 étonnements :

1- confirmation de l’apparition actuelle de témoignages de la troisième génération, non par un document mais des dessins.

2- je ne transmets pas un témoignage de malheur mais le maintien de la vie (portrait de Chouchan telle que je m’en souvienne).

3- l’étrange complicité entre l’héritière (la fille) et la parole muette mais riche en couleur de l’héritage (la mère).