Tendresse et attachement - Au cœur du travail psychanalytique avec le traumatisme - Sous la direction de Laurent Tigrane Tovmassian

Comment la tendresse peut-elle se faire vecteur de transformation dans la cure ?

Face au traumatisme extrême, le clinicien est pleinement engagé pour transformer la détresse du patient. Au-delà de la bienveillance et de l’empathie, il est une autre dimension féconde pour la cure : celle de tendresse.
Courant tendre, désir d’attachement, pulsion d’attachement, pulsion sexuelle inhibée quant au but, ou bien tendresse issue d’autres transformations… à travers la clinique de traumatismes précoces, cumulatifs, récents, ou la maladie grave, chez l’enfant, l’adolescent, l’adulte cet ouvrage analyse la tendresse comme vecteur de transformation. Une notion clé qui questionne le thérapeute sur le transfert, le contre-transfert et sur sa pratique dans la clinique du traumatisme.

Table des matières

Avec la contribution ci-dessous de Janine Altounian : "La fin d’une cure dégage une tendresse éprouvée après coup".
 

Janine Altounian (mai 2020)

La fin d’une cure dégage une tendresse éprouvée après coup

RÉSUMÉ 

Ce texte décrit le chemin qui mène, chez un analysant héritier de survivants, de l’expérience d’une tendresse qu’il n’aurait pas reçue à celle d’une tendresse qu’il éprouve lui-même après coup. Le travail de la cure et de l’écriture promeuvent une subjectivation dont la temporalité finit par attribuer sa place à la tendresse dans l’héritage de l’analysant. 

MOTS CLÉS 

Le travail de reconstruction des survivants. L'absence du loisir pour la tendresse. L'analysant, héritier de survivants. Révélation d'une tendresse après coup.

***

Dans ce texte qui va s’appuyer sur mon expérience d’analysante, j’essayerai de montrer en quoi, chez un héritier des catastrophes historiques vécues par ses ascendants, la fin d’une cure débouche non seulement sur l’appropriation de son histoire traumatique, la pleine reconnaissance de la détresse qui a marqué la vie de ses parents démunis et devenus apatrides mais, bien sûr aussi, sur une tendresse enfin éprouvée après coup envers eux, forme sous laquelle s’exprime sa dette infinie à leur égard. Je montrerai donc comment le travail analytique peut mener d’une enfance vécue auprès de survivants, occupés avant tout à assurer coûte que coûte les nécessités d’un abri dans leur « pays d’accueil » afin d’accéder à la sécurité et au maintien d’une nouvelle vie pour eux et leurs enfants, jusqu’à l’expérience, inédite jusqu’alors chez l’analysant, d’une tendresse ressentie après coup envers ses parents qui, n’ayant guère eu d’enfance, ne connurent pas le plaisir de lui en prodiguer.

On peut ajouter que cette expérience ne manque pas de doter celui qui devient ainsi sujet de son histoire, donc sujet politique, d’un regard lucide au-delà du monde de l’intime sur le monde actuel, sur tous ceux dont l’histoire reproduit désespérément les cruelles conditions de survie des siens. Il devient alors solidaire de ces nouveaux sinistrés et perd toute illusion face à la naïveté des divers « plus jamais ça ! » auxquels il ne croit plusi.

La première partie de cet exposé décrira le chemin qui mène, chez l’analysant, de l’expérience d’une tendresse qu’il n’aurait pas reçue à celle d’une tendresse qu’il éprouve lui-même après coup. La seconde caractérisera cette temporalité en après coup où la subjectivation promue par le travail de la cure et de l’écriture révèle à la tendresse sa place dans l’héritage de l’analysant.

I

Face aux « migrants » d’aujourd’hui, je savais que ma situation de privilégiée était le fruit du travail acharné de ces migrants des années 20 qu’avaient été mes parents. Celle-ci était justement le produit du sombre acharnement au travail de ma mère dont j’essayais d’oublier le poids pendant mes journées à l’École de la Républiqueii, d’un acharnement agressif excluant tout loisir pour la tendresse, dérivatif à l’angoisse ou illusion d’une réparation possible. C’est de ces représentations douloureuses que je chercherai plus tard à en apprivoiser la trace par le travail analytique.

Voici par exemple ce que dit Ferenczi, dans son texte traduit par « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort », des causes et effets d’une enfance sans tendresse, la mère étant incapable d’« accueillir » son enfant qui lui est unwillkommen, mot à mot « non bienvenu ». Je citerai le passage que j’ai retenu dans une traduction littérale qui met davantage en lien ces trois modalités du « venir » : « venir au monde » (zur Welt kommen), « non bienvenu « (unwillkommen), « venir après » (der Nachkomme), le descendant :

« Les deux patients vinrent (kamen) au monde en tant qu’hôtes non bienvenus (unwillkommene) de la famille. L’un, en dixième enfant d’une mère manifestement très surchargée, l’autre en venant après (Nachkomme) le père mortellement malade et effectivement décédé peu après. Tous les signes parlent en faveur du fait que ces enfants ont bien remarqué les marques conscientes et inconscientes d’aversion ou d’impatience de la mère et qu’ils en furent brisés dans leur vouloir vivre »iii. 

Si donc le « venir » au monde revêt ainsi des déclinaisons appelant différents destins selon le lieu et le moment où il se produit, la mère du second patient qui « vient après » la mort d’un père évoque ces innombrables mères qui, survivantes d’un crime de masse ou jeunes émigrées démunies de moyens et de référents vitaux doivent, malgré leur enfance vécue « sans accueil », mettre au monde des enfants qui leur viennent en terre d’exil après des ruptures violentes, des enfants qu’elles ne peuvent bien sûr que mal accueillir.

C’est vers la fin d’un travail analytique que, pour la première fois, je pris conscience d’avoir, non pas souffert de l’âpreté d’une enfance sans tendresse mais plutôt pressenti la détresse de parents qui ne pouvaient pas explicitement en manifester. En 2014, quatre vingt dix huit ans après l’expulsion de mes parents hors de Bursa située à quelque 250 km au sud de Constantinople, devenue Istanbul, et leur déportation de leur ville natale vers les routes de la mort, je décidai d’aller enfin en Turquie. J’éprouvai le besoin de confronter des angoisses traversant mon travail analytique à la réalité que me ferait découvrir un travail, comme on dit, « de terrain ».

Arrivée dans ce qui avait été autrefois le quartier arménien de Bursa, je vis « d’où » mes parents avaient dû définitivement partir et compris, en l’éprouvant pour la première fois, ce qu’avait pu être « pour eux » un tel départ à jamais. J’avais évidemment lu d’innombrables scènes de cette histoire arménienne et, bien sûr aussi, des variantes de celle-ci aux destins semblables, par ex., celles des Juifs du Yiddischland éradiqué de la carte de l’Europe, mais c’était la première fois que, devant ces maisons délabrées livrées au pillage, je ressentis physiquement les empreintes transmises à moi de la dé-portation des êtres. Dans l’effroi que me transmettaient les vestiges de ces foyers abandonnés, je m’identifiai subrepticement à leurs habitants pourchassés il y a près d’un siècle. Je compris alors comment derrière l’effondrement psychique des mères survivantes se profilait en elles, l’effondrement des pierres, en réaction auquel elles s’étaient acharnées à accomplir un travail de construction, leur vie durant.

De plus, avant de me rendre dans ces lieux, j’avais perçu une atmosphère particulière régnant chez tous les représentants de minorités ethniques ou politiques rencontrés à Istanbul. C’était, chez tous, cette sorte de préoccupation sourde qui se fait envahissante quand on ne se sent pas « chez soi » là où l’on vit. Je crus d’abord avoir facilement repéré cette préoccupation du fait même qu’elle m’était, me semblait-il, étrangère : Je m’étais toujours sentie « chez moi » dans le pays où j’étais née et dont j’avais aimé l‘école et les plaisirs à la pensée qu’elle dispensait. Et pourtant, j’eus vite le soupçon que si j'avais pu m'identifier si facilement à cette préoccupation qui infiltrait la chaleur de ces hôtes stambouliotes, si je m’étais sentie à la fois étrangement proche de ce climat d’incertitude et irrémédiablement séparée de lui par un éloignement salutaire, c’était au contraire parce que je l’avais reconnu pour l’avoir déjà connu : J’avais dû, enfant, ressentir inconsciemment cette préoccupation chez mes jeunes parents récemment immigrés, hantés par la mémoire de ce à quoi ils avaient survécu. C’était même cette empathie avec leur existence hypothéquée par une sourde menace dont j’avais refoulé l’expérience qui m’avait toujours fait écrireiv. J’avais dû vivre à travers eux, pour mon propre compte, la précarité de cette condition : ne pas se sentir « chez soi » là où l’on vit.

De retour à Paris, je pus donc pressentir ce que peut vivre une jeune mère, nouvellement immigrée qui, en terre d’exil, met un enfant au monde, chargée de l'imprégnation d'un monde dont elle a été chassée pour raison politique ou économique, un monde fantôme devenu un nulle part non délimité par rapport au monde où elle vient d'accoucher mais qu’elle porte nostalgiquement en elle. Dans le « message énigmatique »v qui émane d’elle lors des premiers soins de la « préoccupation maternelle primaire », elle transmet à son nourrisson non pas de la tendresse mais son égarement dans un palimpseste d’espaces géographiques et psychiques incompatibles, un chevauchement de perspectives inconfortable qui ressurgira dans les épisodes angoissants de sa vie d’adulte. Ce que transmet à son enfant une jeune mère en exil ou menacée de persécution dans son pays, c’est l’illégitimité d’avoir un « chez soi » quelque part.

Je peux ainsi supposer que lors de mon voyage à Bursa, j’étais devenue métaphoriquement le patient du second cas de Ferenczi, le descendant pour qui se serait répété la peur d’un effondrement qu’il avait vécu quand, enfant, il était accueilli par un effacementvi en sa mère et projeté sur lui. Je pris donc rapidement conscience d’avoir déjà connu cette menace qui pèse fantasmatiquement sur l’existence pour l’avoir partagée avec mes jeunes parents. L’urgence de la survie leur rendait bien sûr toute tendresse anachronique.

De ce fait, les analysants que deviennent parfois ces enfants-là apprécient mal, voire rejettent, la bienveillance trop « accueillante » de leur analyste. Tout accueil mettant en jeu, comme dans le cas de ce qui se nomme « terre d’accueil » ou « maison d’accueil » une ambivalence fondatrice, parfois même dénégatrice, j’aimerais dégager tout d’abord les effets préjudiciables d’un accueil naïvement bienveillant de l’analyste, intervenant à retardement dans la vie du patient, en remarquant que cette bienveillance peut se vivre comme un agir de provocation vis à vis de l'enfant « mal accueilli » qu’il fut naguère. Négligeant la consigne de neutralité, cet analyste se permet une bienveillance qui dénonce cruellement ce qui a manqué à la mère de son patient et, en elle, pour lui. L’innocence de son contretransfert va jusqu’à faire offense au dénuement psychique de cette mère arrachée à son environnement humain qui, loin de se préoccuper d’accueil, dut se débattre contre un arrachement aux repères de sa vie.

Dans un second temps je remarquerais, pourtant, à propos de ces actes de reconnaissance tardifs, déplacés – aux deux sens du mot - que cette forme d’expérience vécue à contretemps constitue un des moments féconds de la relation transférentielle. Elle donne lieu à des affects ambigus chez l’analysant qui, s’irritant d’entendre l’analyste accueillir avec une surprenante bienveillance ce que jamais personne ne recueillit, prend brutalement conscience de ce qui vient d’avoir lieu en lui : une perception enfin déchirante de ce qui lui a manqué en temps et lieu dans l’enfance et qui, inopinément réveillé, surgit là, capté dans le temps faible d’une séquence, pris en somme en défaut. Le trauma relevant souvent de ce qui n’a pas pu advenir, cette douleur éprouvée après coup en réponse au bienfait normalement escompté sert d’indice précieux dans la poursuite de l’anamnèse : la blessure qu’a infligée cette malencontreuse incompréhension de l’analyste a pu réanimer heureusement l’amère douceur de ce que n’avait guère connu l’enfant de jadis. Dans une épreuve de cette sorte il s’agit, pour lui, de se délivrer du poids d’une tendresse manquante.vii 

Cet "impair" de l’analyste n’est alors guère dénué de bénéfices pour le travail analytique car l'agressivité du patient peut enfin surgir, certes par la révélation de ce qui lui a manqué mais, au delà, parce que son transfert négatif à l’analyste exprime une loyauté envers cette mère qui fut étrangère à la tendresse. En défendant celle qui ne put en prodiguer, il prend conscience de sa dette à l’égard d’une mère qui, malgré sa précarité existentielle, put et sut le maintenir en vie. L’analysant devient solidaire de ce double sacrifice transgénérationnel au prix duquel mère et enfant purent rester en vie et transmettre la vie. Leur sacrifice consista à accepter de vivre avec cette part mutique de la psyché maternelle qui, dans les urgences de la survie, ne pouvait ni ressentir, ni exprimer de la tendresse. C’est bien d’ailleurs ce que comprend Ferenczi lorsqu’il termine son texte en conseillant aux analystes de tels patients en carence affective de :

« [permettre à ces patients] de jouir, pour la première fois, de l’irresponsabilité de l’âge enfantin, ce qui équivaut à introduire des impulsions de vie positives,[…] c’est-à-dire de la tendresse à l’égard des enfants »viii.

En réalité, cette prise de conscience de la dette s’accompagna aussi chez moi d’agréables souvenirs du cadre de vie de mon enfance où je retrouvais le plaisir particulier que j’y avais vécu. J’avais éprouvé du plaisir à me trouver dans le cocon d’un aménagement artisanal où se manifestait implicitement la tendresse empêchée par les priorités de la reconstruction. Elle s’était déplacée des affects à la fidélité d’une tradition culturelle. J’y retrouvai avec émotion l’art de confectionner vêtements et voilages que dictait aux étoffes la parcimonie des dépenses, l’art d’une imagination créatrice en train de broder les draps du berceau, de couvrir de dentelles surannées la pauvreté du logis. Je comprenais alors que, dans cette famille, la tendresse envers les enfants ne pouvait s’exprimer et ne s’exprimait au plus haut point que dans ce à quoi aspiraient ses incessants efforts : œuvrer à nidation, une nidation qui viendrait recouvrir le souvenir des lieux abandonnés.

Chez ceux qui survivent à la perte des objets d’amour et des espaces transitionnels de leur existence, à la perte des liens qui les arrimaient, la pulsion de vie ne peut en effet que contourner la périlleuse, voire l’impossible relation à l’autre et se déplacer ainsi en empruntant un relais, celui d’une relation créatrice aux matériaux protecteurs de la vie. La sagesse artisanale leur enseigne que, dans la nécessité, le maintien de la vie dépend de ce qui assure tout d’abord sa nidation. L’écrasement en eux de l’altérité empêchant l’être pour la tendresse et l’être pour la parole, tout se passe alors comme si, pour reprendre la distinction de Winnicott entre le sein qui fait et le sein qui est, ces deux voies devenues impraticables se trouvaient reportées sur le faire d’un maintien en vie, un faire opératoire qui constituerait une variante du sein qui faitix

Ayant survécu aux fractures psychiques et aux réveils de l’angoisse, ce sein ne peut que devenir un sein qui «fait» des objets pour vivre, donc un sein qui, à défaut d’offrir un accueil, crée, en quelque sorte par délégation, des objets accueillants. Dans les conclusions de Winnicott :

« ou bien la mère a un sein qui est, ce qui permet au bébé d’être, lui aussi, ou bien la mère est incapable d’apporter cette contribution, auquel cas le bébé doit se développer sans la capacité d’être [...] L’identité initiale [...] réclamant un sein qui est et non un sein qui fait »x.

On pourrait ajouter un troisième terme à l’alternative: « ou bien la mère, incapable d’apporter cette contribution aménage, dans sa résistance à l’effondrement, des substituts de sein, en somme des nids. C’est pourquoi d’ailleurs, malgré « l’empiétement » dont l’enfant pâtit cruellement, il restera toujours en dette envers ce sein qui, mélancolique ou opératoire, « faisait » sans jamais pouvoir « être ». Autrement dit, ce que j’amène inlassablement à l’écriture témoigne de la même temporalité que celle de la conception exposée par Winnicott dans « La crainte de l’effondrement »xi : j’avais dû avoir, enfant, la perception de l’effondrement d’une mère. Cette perception se trouva confirmée lorsque j’eus sous les yeux l’effondrement de ses lieux de vie, Ce terrible spectacle de maisons décharnées venait confirmer dans un après-coup violent mon recours aux termes de « nid » et « nidation », métonymie de la tendresse.

II

Voici à présent comment j’expliquerais cette temporalité de l’après-coup où la subjectivation promue par le travail de la cure et de l’écriture révèle dans l’héritage de l’analysant la présence souterraine de la tendresse. Le mouvement affectif sur lequel débouche la subjectivation née du travail de la cure et de l’écriture, donc l’appropriation de son héritage par l’analysant/écrivant est en fait l’exhumation d’une tendresse, naguère empêchée en lui ou ignorée de lui.

Cette nouvelle orientation chez moi des retombées de la cure a fait suite à l’inhumation dans le texte de mes morts sans sépulture, de sorte que, par exemple, l’injonction du sous-titre de mon livre de 2000xii: « Traduire le trauma collectif » a révélé, dans l’introduction de celui de 2012xiii, sa finalité :« Traduire pour hériter, écrire pour aimer ». L’élaboration sur un grand nombre d’années d’un tel héritage traumatique consisterait, en somme, à mettre à découvert, dans l’amalgame des ancêtres disparus, leur amour spécifique enfoui sous les décombres. De l’objet traumatisant qu’était le manuscrit de mon père, son Journal de déportation est devenu par le partage de l’écriture un legs pris en charge par un héritier tutélaire, en l’occurrence une héritièrexiv.

Je dirais donc que l’écriture comme appropriation et amour de l’héritage conduit aux motions d’amour auxquels donne accès son travail à rebours du temps en conjoignant ainsi les deux finalités assignées par Freud à la cure : travailler et aimer. Avoir travaillé à l’héritage traumatique des survivants conduit au dévoilement d’un espace naguère ignoré mais bien existant : celui d’un amour jusqu’alors empêché entre survivants et descendants, testament d’un patrimoine précieux qui enjoint à ses destinataires de transmettre sa mémoire en continuant d’acquiescer à la vie.

L’affect de tendresse qui, au cours du travail élaboratif, se dégage de cet héritage terrifiant et pourtant douloureusement aimé constitue le mouvement pulsionnel qui a orienté mon écriture et mon désir de faire entendre, à titre emblématique, dans tous mes livres, la voix des grands-mères de mon enfancexv. Je voulais faire sentir la présence endeuillée, poignante mais affectueuse de ces grands-mères, telle qu’elle se mettait à revivre en moi. Le travail analytique fait remonter, comme on sait, jusqu’aux émotions qui excèdent les capacités de réception du jeune âge confronté, dans l’ignorance, aux figures archaïques de ces exilées de la mort. L’impossible tâche d’une dette inépuisable me liait à ces accompagnatrices invisibles de ma vie. Leur mémoire écrasante me contraignait à tenter de m’acquitter de cette dette intarissable pour l’enfant que j’avais été, étouffée par une émotion sans paroles.

Je me suis également référé à la fécondité deT la temporalité transgénérationnelle à laquelle Walter Benjamin fait allusion dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoirexvi. Il avance l’idée, que les prémisses du temps présent sont à rechercher dans le passé. Or en analogie avec cette recherche dans le passé des sources de l’expérience présente, la construction symbolique du travail de la cure et de l’écriture progresse à reculons jusqu’à ce temps des premières émotions oubliées ou inassumables de l’enfance. Elle effectue le même mouvement que celui des « Constructions dans l’analyse » où, selon Freud, « le travail thérapeutique consisterait à ramener le morceau de vérité historique à la place qui est la sienne dans le passé »xvii.

C’est par ce déplacement rétrograde dans le temps que cette construction opère un changement dans l’espace psychique de l’analysant/écrivant jusqu’à lui ouvrir une place de sujet reconnaissant et endetté au sein de son histoire. Il faut souvent plusieurs générations d’élaboration pour que se subjectivent les terreurs éprouvées par des ascendants, pour que se dégage chez tel de leurs héritiers une place à la liberté d’aimer, pour que se vive le bonheur de s’abandonner à leur amour sans la crainte d’être paralysé par le monstrueux destin de ces visages tutélaires qui l’ont entouré. La pure factualité de comptes rendus d’événements traumatiques, restitués sans affects dans les témoignages de nombre de survivants, donne bien à penser qu’elle recouvre des potentialités émotives étouffées. Mais elle a aussi pour corollaire l’inaffectivité avec laquelle leur enfant se protège tout d’abord de ce qui lui est transmis, pour ne pouvoir se l’approprier qu’après un long temps de latence.

Aussi, l’inaffectivité de celui qui a vécu en propre l’impact traumatique se poursuit-elle souvent par celle d’un temps de latence chez celui de ses descendants qui veut ou peut s’en constituer l’héritierxviii. Ce sont ainsi des affects gelés, mais pourtant non absents, que le travail analytique convoque chez ce dernierxix, dans le site de sa propre langue, le temps de son propre vécu, en le rendant capable de les exhumer, inexprimés, de la personne des parents et de les introjecter.

En fait, cet espacement dans le temps imposé aux rescapés d’un cataclysme par la nécessité de survivre à la violence relève de la même nécessité que celle du temps de latence habituel de toute transmission psychique. En se référant à la théorisation de Winnicottxx, on peut dire qu’aucun sujet en mesure de traiter la tendresse enfouie sous les violences n’ayant été là, celle-ci réclame de rester en suspens avant de pouvoir être appréhendée par un héritier devenu capable de la ressentir et de l’exprimer. D'où le fameux adage de Tom Robbins cité par Bernard Golse dans son intervention : « It’s never too late to have a happy childhood ! »

NOTES

i Cf. Janine Altounian : « Comment l’héritier de survivants, « migrants » des années 20, peut-il affronter les « migrants » d’aujourd’hui ? » in Après les attentats. Quels après-coups psychothérapeutiques et sociaux des vécus traumatiques ? In Press 2018.

ii De nombreux chapitres de mes livres font état, sous des perspectives différentes, de l’importance de L’école de la République - menacée de dégradation aujourd’hui - dans mon parcours personnel et mon travail d’élaboration du trauma. Cf. « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »/ Un génocide aux déserts de l’inconscient (Préface de René Kaës), Les Belles Lettres, 1990, p. 37; La Survivance/ Traduire le trauma collectif (Préface de Pierre Fédida, Postface de René Kaës), Dunod, 2000, p. 171;. L’intraduisible / Deuil, mémoire, transmission, Dunod, 2005, p. 128, De la cure à l’écriture / L’élaboration d’un héritage traumatique, PUF, 2012, p.116.

iii « …Beide Patienten kamen sozusagen als unwillkommene Gäste der Familie zur Welt. Der eine als zehntes Kind der offenbar stark überlasteten Mutter, der andere als Nachkomme des todkranken, bald darauf auch wirklich verstorbenen Vaters. Alle Zeichen sprechen dafür, daß diese Kinder die bewußten und unbewußten Merkmale der Abneigung oder Ungeduld der Mutter wohl bemerkt und durch sie in ihrem Lebenwollen geknickt wurden…. » Sandor Ferenczi, Schriften zur Psychoanalyse. Band II, Fischer Taschenbuch, 1929, Das unwillkomene Kind und sein Todestrieb, p. 252.

iv Notamment les six livres suivants: « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie » op.cit ; La Survivance, op.cit ; L’intraduisible, op.cit ; Mémoires du génocide arménien/ Héritage traumatique et travail analytique, Vahram et Janine Altounian, avec les contributions de K. Beledian, J.F. Chiantaretto, M. Fraire, Y. Gampel, R. Kaës, R. Waintrater, PUF, 2009 ; De la cure à l’écriture, op.cit ; L’effacement des lieux /Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud, PUF, 2019.

Voir chez Jean Laplanche, le développement sur les « signifiants énigmatiques » dans sa théorie de la séduction généralisée in Nouveaux fondements pour la psychanalyse, QUADRIGE/PUF, 1994, p. 124-127.

vi Voir L’effacement des lieux, op. cit.

vii Cette idée a été argumentée sur le plan politique dans La Survivance, op, cit. p. 4. 

viii « [man läßt dies Patienten] erstmalig die Unverantwortlichkeit des Kindesalters genießen [...] mit der Einführung positiver Lebensimpulse [...], d. h. [...] Zärtlichkeit Kindern gegenüber… » ibid. p. 25.5

ix Cf. L’intraduisible, op. cit., section : Une tendresse empêchée œuvre à une nidation.

Winnicott D.W., Jeu et réalité / L’espace potentiel, Paris, Gallimard., 1975, p. 114.

xi Winnicott D.W., « La crainte de l’effondrement ». Figures du Vide, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°11, Gallimard, 1975.

xii La Survivance, op. cit.

xiii De la cure à l’écriture, op. cit.

xiv J.F. Chiantaretto a montré en quoi ce Journal était sous-jacent à tout mon travail d’écriture dans : « Naissance d’un témoignage, témoignage d’une naissance », sa contribution à Mémoires du génocide arménien, op. cit. p. 169.

xv « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie » op. cit, Mes trois divans p. 1 sq. ; La Survivance, op. cit, p. 2 sq.; L’intraduisible, op. cit., p. 170 sq.; De la cure à l’écriture, op. cit. p. 198 sq., L’effacement des lieux, op. cit. p. 25 sq. et 251 sq.

xvi Thèse VI « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2000.

xvii Freud, « Constructions dans l’analyse », in OCF/P., XX, PUF, 2010, p. 72 : « Le travail thérapeutique [...] consisterait à débarrasser le morceau de vérité historique de ses déformations et de ses étayages sur le présent réel, et à le ramener à la place qui est la sienne dans le passé. De même que notre construction n’a d’effet qu’en restituant un morceau de l’histoire de vie perdue, de même le délire doit sa force convaincante à la part de vérité historique qu’il met à la place de la réalité repoussée ». G.W. XVI, 1950, p. 55/ 56.

xviii Cf. : René Kaës « Le sujet de l’héritage » in Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod / Inconscient et culture, 1993. Connaissant le travail de René Kaës sur la question de l’héritage lors des traumatismes collectifs, je m’étais adressée à lui pour qu’il veuille bien écrire une préface à mon premier livre        « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », op. cit. À partir de cette « PRÉFACE pour Janine Altounian », écrite le 29 mars 1990, suivie plus tard de sa « Postface, Traduire les restes, écrire l’héritage » in La Survivance, op. cit., je n’ai cessé de me référer à sa pensée dans la poursuite de mes propres élaborations.

xix Ce point a été largement développé dans les chapitres : L’amour paradoxal d’un héritage terrifiant et L’échec du refoulement, première stratégie d’élaboration dans De la cure à l’écriture, op. cit. xx Cf. Winnicott « La crainte de l’effondrement », op. cit., in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°11, 1975, Gallimard.

xx Cf. Winnicott « La crainte de l’effondrement », op. cit., in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°11, 1975, Gallimard.