Survivre à la mémoire insoutenable des violences grâce à son déplacement dans le temps et le lieu de son élaboration
" Malgré votre aimable invitation à ce colloque et bien sûr malgré l’émotion et le plaisir que je ressens à être parmi vous, ma présence ici me semble quelque peu injustifiée pour les raisons que je commencerai par exposer :
Tout d’abord, je demeure hélas sceptique vis-à-vis du propos de notre rencontre car, en héritière de parents survivant au génocide des Arméniens perpétré en 1915 par l’Empire ottoman, j’ai toujours considéré, dans mes élaborations d’analysante, la stratégie du déplacement comme condition nécessaire, aussi bien au travail psychique de deuil qu’au travail politique exigé par le scandale d’un tel héritage. Il m’a semblé jusqu’à maintenant qu’un double déplacement – transgénérationnel et géographique – était indispensable aux héritiers d’un semblable patrimoine meurtrier pour inscrire des violences non subjectivables dans une subjectivité, la leur, et partant celle de leurs contemporains, afin de pouvoir, en leur propre nom, historiciser dans le monde où ils vivent le vécu inouï de leurs ascendants.
Devant s’acquitter d’une dette infinie aux morts, ils ont évidemment à transmettre la mémoire de leurs proches suppliciés, à dénoncer la réalité de ce à quoi ont survécu ceux qui restent en vie. En prêtant ainsi parole à des êtres humains assassinés dans le laisser-faire du monde, ils les remettent et se remettent eux-mêmes en lien avec ce monde-la pour les réinsérer, se réinsérer dans l’histoire d’un monde qui les avait ignorés. C’est par cette remise en lien qu’ils peuvent élaborer ce qui les habite, quelque peu s’en affranchir et inaugurer un nouvel investissement de la vie. "