Colloque international à l'UNESCO du 9 au 11 décembre 2011 : Enfance en guerre. Témoignages d'enfants sur la guerre
Intervention de Janine Altounian : « Avoir pour aïeule une enfant orpheline, survivante du génocide arménien de 1915 ».
Ce colloque a donné lieu à une publication du même titre en 2013.
Vidéo du colloque : session 1 - Expériences enfantines des génocides : Philippe Mesnard, Janine Altounian, Marie-Odile Godard, Nicole Dagnino.
L'exposition itinérante J’ai dessiné la guerre. Le regard de Françoise et Alfred Brauner sera inaugurée le 7 décembre en avant-première à l’UNESCO, en l’honneur de la Journée internationale des Droits de l’Homme, le 10 décembre : une sélection de dessins d’enfants de la Collection Brauner offrira un juste reflet de la « parole graphique » de l’enfant dans les guerres internationales marquantes. Cette collection de dessins fut considérée en 1999 comme faisant partie du « patrimoine de l’humanité ».
Le volume J’ai dessiné la guerre. Le regard de Françoise et Alfred Brauner / I have drawn pictures of the war, The Eye of Françoise and Alfred Brauner (PUBP, 2011) sera présenté au public.
Françoise et Alfred Brauner comme point de départ
Leur vie durant, Françoise et Alfred Brauner ont collecté les dessins-témoignages d’enfants en guerre. A l’occasion du centenaire de leur naissance, leur expérience humanitaire avec ces enfants et la collection picturale qu’ils ont constituée ont servi de point de départ à une réflexion transdisciplinaire sur la spécificité des témoignages d’enfants sur la guerre au XXe siècle.
Alfred Brauner est né en 1910 à Saint-Mandé, et Fritzi Erna Riesel à Vienne (Autriche) en 1911. En 1937, Fritzi (devenue Françoise) et Alfred Brauner rejoignent les Brigades Internationales en Espagne, elle d’abord, comme médecin ; lui ensuite, avec la charge d’inspecter les centres pour enfants évacués de la côté levantine. C’est dans ces foyers que les Brauner commencent à s’intéresser au dessin comme outil thérapeutique, mais aussi politique, servant à dénoncer les horreurs de la guerre et, plus encore, à aiguiller la solidarité internationale envers la République espagnole. Cette première expérience humanitaire se prolonge à leur retour en France, avec des enfants juifs évacués d’Allemagne et d’Autriche, puis revenant des camps en 1945. Par la suite, la vie professionnelle des Brauner se tourne vers la réinsertion des enfants inadaptés. Mais leur engagement en faveur de ces « enfants qui ont vécu la guerre » ne se dément pas, que ce soit par l’action associative avec Enfants Réfugiés du Monde, ou par la collecte ininterrompue des dessins d’enfants en guerre, à travers le siècle et les continents – de la guerre du Liban à celle du Guatemala, de l’Algérie au Vietnam. La richesse et la continuité de cette collection en font la singularité et l’intérêt. L’originalité des Brauner est d’avoir mis les enfants et leur discours sur la guerre au premier plan, depuis leurs engagements antifascistes et antinazis des débuts jusqu’à leurs prises de position pacifistes et antinucléaires postérieures.
Le témoignage d’enfant : un objet d’étude
A la fin du XXe siècle, la médiatisation de la figure enfantine en guerre – des enfants réfugiés aux enfants-soldats – a alimenté les renouvellements de la recherche scientifique sur les cultures et violences guerrières, plaçant l’enfant au cœur de celle-ci. Plusieurs travaux se sont ainsi penchés sur l’enfant comme objet de mobilisation des discours de guerre (Stéphane Audoin-Rouzeau), ou comme récipiendaire des politiques sociales nationales (Olivier Faron, Laura Lee Downs) et de l’aide humanitaire internationale (Tara Zahra). À côté de ces études portant sur la mobilisation et la prise en charge de l’enfant – c’est-à-dire sur les discours et pratiques adultes autour de la figure enfantine -, un deuxième ensemble de travaux, aussi bien en histoire (Manon Pignot, Catherine Goussef) qu’en littérature (Catherine Coquio, Aurélia Kalisky), se sont récemment intéressés aux expériences enfantines de la guerre prises pour elles-mêmes, et étudiées à travers les traces qu’elles ont laissées – journaux intimes, dessins, lettres, etc. Dans une optique transdisciplinaire, qui irait de l’histoire de l’art à la psychologie et traversant toutes les sciences humaines et sociales, le colloque « Témoignages d’enfants sur la guerre » se propose d’approfondir ces pistes de recherche.
Le témoignage d’enfants sur la guerre
Les idées communes sur l’« innocence » et la « naïveté » qui caractériseraient universellement l’enfant peuvent conduire le chercheur à baisser sa garde et abandonner, lorsqu’il travaille sur cet objet, les précautions et les préventions d’usage en matière d’analyse des sources. Or, comme toute documentation historique, les productions enfantines sont construites : il serait naïf d’espérer qu’elles nous ouvrent un accès immédiat et direct aux pensées et aux émotions des enfants. Lettres, dessins, mêmes les journaux intimes ont été produits dans un contexte spécifique et dans une intention plus ou moins précise. Inversement, un deuxième écueil consiste à considérer par principe les productions enfantines comme entièrement suscitées, contraintes et censurées par le regard adulte du maître, du parent, du travailleur social ou humanitaire : elles ne nous révéleraient donc rien de l’expérience « vraie » de l’enfant en question.
L’attention centrale portée à la notion de « témoignage » dans l’analyse des productions enfantines est une manière d’éviter ces deux écueils. Acte d’attestation par lequel un individu certifie un événement passé par le récit de son expérience vécue, le témoignage peut être spontané, sollicité ou imposé. Ces éléments contextuels permettent au chercheur, dans une démarche proche du dialogisme bakhtinien, de percevoir et démêler les différents locuteurs présents au sein de tout discours, y compris enfantin (qu’il soit écrit ou dessiné). Déposition judiciaire au sens premier, le témoignage se mue en véritable arme en temps de guerre, lorsque non seulement les armées mais les propagandes s’affrontent, parfois à l’échelle internationale. La collection Brauner en est le plus parfait exemple, puisqu’elle est née d’un concours de dessins d’enfants organisé en pleine guerre civile par le Secours Rouge International : la pitié suscitée par ces dessins devait sensibiliser les populations étrangères à la tragédie espagnole, et encourager la générosité des donateurs. Or, même dans ce cas où les dessins sont bel et bien commandités, les enfants restent relativement autonomes dans la réponse qu’ils apportent à la demande adulte. Surtout, plusieurs dessins montrent que les enfants adhèrent à la démarche dénonciatrice du Secours Rouge et cherchent intentionnellement à susciter l’indignation de leur destinataire imaginaire. Même dans le cas de lettres privées, l’enfant peut chercher à informer, à influer sur une décision, à rassurer, en somme, à agir sur son destinataire, à l’influencer, à le pousser à l’action. La réflexion sur le caractère performatif des productions enfantines permet ainsi de leur restituer toute leur dimension historique.
L’intérêt des témoignages d’enfants tient donc moins à leur pertinence documentaire qu’aux effets qu’ils provoquent, et à l’interrogation qu’ils suscitent sur les modes possibles de la représentation (du monde et de soi), sur les virtualités du langage et de l’art. Dans une perspective transdisciplinaire, la réflexion menée au cours du colloque sera ainsi appelée à se porter sur la valeur poétique, littéraire, ou plus généralement artistique, de ces productions.
Traumatisme et capacité d’agir
La mise au premier plan de la nature performative du discours de témoignage, quelle que soit sa forme (dessin, écrit, parole enregistrée ou restituée), permet également de porter un regard nouveau sur les enfants comme acteurs, et non seulement comme victimes des guerres. En effet, de nos jours, l’expérience enfantine en temps de guerre est généralement lue à travers le prisme universel et anhistorique du « traumatisme », où l’être traumatisé apparaît comme subissant et passif face à des événements sur lesquels il n’a aucune prise. Or, dans ces situations de guerre où les enfants sont tout sauf préservés, que ce soit par l’expérience du départ ou de la mort des proches, des violences, de la faim, ils développent de nouveaux savoir-faire et font souvent montre d’une capacité d’adaptation supérieure à celle des adultes, comme l’a montré Nicholas Stargardt dans le cas de la Deuxième Guerre mondiale. Sans nier les évidentes souffrances physiques et psychologiques imposées par les guerres, l’étude des témoignages enfantins, c’est-à-dire de ce que les enfants disent d’eux-mêmes, de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils voient et de ce qu’ils font, est le meilleur moyen d’aborder leur capacité d’agir et de chercher à saisir comment ils ont compris la guerre qui se jouait devant leurs yeux et essayé de s’y adapter et d’améliorer leur situation, même à partir d’une position de faiblesse structurelle.
La diversité des expériences enfantines ou le mirage de l’unicité
La question de la souffrance et de la capacité d’agir permet d’emblée de restituer aux enfances en guerre leur diversité et leur variabilité : différents enfants réagissent différemment à une expérience similaire. Il est donc nécessaire d’échapper au piège d’une généralisation abusive, en prêtant attention aux facteurs de la diversité des expériences enfantines. Si le contexte joue évidemment (proximité au front, situation familiale, etc.), les barrières d’âge, de sexe et de classe séparent également les vécus des enfants, comme l’a montré Manon Pignot dans le cas de la Première Guerre mondiale. Or, ces variables peuvent constituer autant de biais dans la constitution des corpus de témoignages enfantins : a priori, on peut supposer que les enfants plus âgés, garçons, et issus de milieux aisés sont plus susceptibles de laisser une trace écrite ou dessinée de leur expérience que des enfants en bas âge, non alphabétisés, pauvres et de sexe féminin. La confrontation de front avec ces biais de sexe, d’âge et de classe permettra, au cours du colloque, de réfléchir à cette diversité, mais également à une éventuelle spécificité partagée des expériences enfantines.
Témoignages contemporains et rétrospectifs : création et recréation de l’expérience enfantine de la guerre
La confrontation entre des témoignages enfantins contemporains, c’est-à-dire livrés au moment même de l’expérience de guerre, et des témoignages rétrospectifs, que ceux-ci soient écrits ou oraux, publiés ou produits dans un cadre privé (familial, associatif, scientifique), met l’accent sur le caractère toujours construit du récit d’expérience, et sur le travail opéré par le temps sur ce récit. De même que le témoignage de l’enfant répond à un contexte et à une intention donnée, le regard porté par un individu sur son passé est constamment réactualisé par sa situation présente. Les effets contradictoires de l’oubli et de l’hypermnésie de l’enfance font ressortir ce qui, avec le recul, est resté marquant pour un individu ayant vécu la guerre dans son enfance. En somme, les témoignages rétrospectifs permettent de mesurer l’impact des expériences enfantines de la guerre sur la construction postérieure du moi adulte.